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> Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Libération
mercredi 20 mai 2015 :: Permalien
Critique parue dans Libération, 8 mai 2015. Par Dominique Albertini.
De la bataille de Poitiers, on n’est certain ni du lieu ni de la date, mais chacun sait vaguement que Charles Martel y a, vers 732, battu les troupes arabes d’Abd al-Rahman – remontées d’Espagne pour ce qui était plus un raid qu’une tentative d’invasion. Longtemps perçue comme secondaire, la bataille a fait l’objet ces dernières années d’une exploitation intensive de la part de l’extrême droite. Au point que l’événement historique s’est vu éclipsé par le « mythe identitaire », selon William Blanc et Christophe Naudin, historiens et auteurs de Charles Martel et la bataille de Poitiers.
L’ouvrage est un retour sur cet épisode, mais surtout sur sa mémoire. Celle-ci est vite devenue un objet politique, dont le contenu a varié selon les époques et les intérêts. Ainsi, certains chroniqueurs médiévaux ont-ils voué Martel à l’enfer – le noble Franc ayant souvent disposé des biens de l’Église pour rétribuer ses alliés. Quant à ses adversaires, ils ont longtemps été considérés comme une incarnation du paganisme en général, plutôt que de l’islam en particulier.
Les temps modernes voient de premiers retours de flamme. « Sans la vaillance de Charles Martel, nous porterions aujourd’hui le turban », écrit en 1826 Chateaubriand, chantre du christianisme triomphant. À la fin du même siècle, l’antisémite Édouard Drumont emmène, lui, la mémoire de Poitiers sur le terrain racial. L’auteur de la France juive retient le coup d’arrêt à la progression des Sémites, une catégorie ethnique englobant les Arabes aussi bien que les Juifs.
Un examen rigoureux, par les auteurs, des manuels scolaires montre cependant le caractère mineur de la figure de Charles Martel au milieu du XXe siècle. À rebours de la thèse voulant qu’on ait délibérément « enterré » le grand homme à une époque plus récente, le FN lui-même l’a peu célébré, préférant honorer Jeanne d’Arc. C’est à partir de la fin des années 1990 que la bataille de Poitiers devient un signe de ralliement islamophobe : son souvenir est invoqué par l’essayiste italienne Oriana Fallaci comme par le terroriste norvégien Anders Breivik, en passant par le frontiste Aymeric Chauprade, qui en fait un premier avatar du « choc des civilisations ». Quant au mouvement Bloc identitaire, il s’est distingué par l’occupation du toit de la mosquée de Poitiers en octobre 2012, puis par l’édition, après les attentats de janvier 2015 à Paris, d’autocollants « Je suis Charlie Martel ». Un détournement repris par une bonne partie de l’extrême droite, jusqu’à Jean-Marie Le Pen.
Dense, érudit, méticuleux, l’ouvrage aurait peut-être pu s’épargner certaines longueurs. Il n’en représente pas moins une passionnante enquête sur les mutations d’un souvenir. Et une illustration concrète de la notion de « bataille culturelle », dont la mouvance identitaire s’est fait une spécialité.
Dominique Alberti