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lundi 27 avril 2015 :: Permalien
Publié sur Bibliobs le 18 avril 2015
La droite identitaire affirme que la bataille de Poitiers est « une page fondatrice de notre roman national ». Deux historiens montrent au contraire que la place réservée à l’événement n’a cesse de fluctuer en fonction des intérêts politiques. Extraits.
« Je suis Charlie Martel », proclame Jean-Marie Le Pen au lendemain des attentats contre Charlie-Hebdo. Le fondateur du Front national s’est toujours délecté d’organiser des clivages dans la mémoire nationale. À en croire sa boutade, il y aurait deux France comme il y aurait deux Charlie : la France qui zigouille les Musulmans en 732 et celle qui se fait zigouiller par eux en 2015.
Jadis, renchérissent les théoriciens de la droite identitaire, des générations d’écoliers apprenaient à s’identifier au vainqueur de la bataille de Poitiers. La gauche au pouvoir aurait commis le crime d’expurger de force le héros des manuels scolaires. Encore un effet du politiquement correct, en somme.
Cette nostalgie d’une époque qui savait honorer Charles Martel ne repose pourtant sur aucun fondement : voilà ce que démontrent deux historiens, William Blanc et Christophe Naudin, dans un essai publié par les éditions Libertalia.
Les auteurs reviennent d’abord sur ce que l’on sait de la bataille de Poitiers. Ou, plus exactement, ce que l’on ne sait pas. Le lieu ? Il est si flou que les historiens anglo-saxons parlent de « The Battle of Tours ». La date exacte ? Selon les sources, elle varie de 731 à 734. Le but de l’expédition montée par les Arabes ? Le pillage plutôt que la conquête, semble-t-il. Quant au déroulement de la bataille, un chroniqueur de l’époque donne le chiffre fantaisiste de 365 000 Sarrasins tués…
Dans la deuxième partie, les deux historiens analysent les fluctuations de la place réservée à Charles Martel par la postérité. Un sujet très politique : car s’il n’était qu’un maire du Palais (un usurpateur en somme), c’était aussi le grand-père de Charlemagne. Comment se revendiquer de lui sans cautionner une atteinte à la légitimité royale ? Louis IX trouva la parade : faisant réaménager la basilique de Saint-Denis, il fit sculpter sur le tombeau de Charles Martel une couronne que celui-ci n’avait jamais portée dans la réalité.
Au XIXe siècle, c’est dans l’école que la bataille de mémoire se déplace. Avec, là aussi, des écarts spectaculaires. Héros de Chateaubriand et des manuels catholiques, Charles Martel s’efface progressivement sous la IIIe République. Dans le Petit Lavisse, best-seller de l’école laïque (137 000 unités par an jusqu’en 1939), pas une ligne, pas un mot sur la bataille de Poitiers et le grand-père de Charlemagne. Bref, ce héros national a tous les airs d’un intermittent du spectacle. À de longues périodes d’oubli succèdent des retours très politiques.
Mais une chose est sûre : cette figure guerrière a une grande capacité à frapper les esprits. Témoin sa présence récurrente dans le rap ou dans la chanson militante. En 2006 Magyd Cherfi, musicien du groupe Zebda, racontait comment il en était venu à évoquer le personnage dans une chanson. Ces dernières années, le voici devenu sauveur de la chrétienté pour Bruno Mégret, Oriana Fallaci, Anders Breivik, Renaud Camus, Lorànt Deutsch ou encore les leaders du mouvement xénophobe allemand Pediga… La manipulation de l’histoire est une tactique politique de plus en plus répandue et c’est une mission vitale de l’historien que de rétablir les faits.
Les deux auteurs s’y étaient attelés l’année dernière avec Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national (écrit avec l’historienne Aurore Chéry). Leur ouvrage sur Charles Martel confirme la nécessité de ce travail de « fact checking » : une œuvre de salubrité publique. En exclusivité pour BibliObs, en voici deux extraits.
Éric Aeschimann