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mardi 23 novembre 2021 :: Permalien
Extrait de Feu ! Abécédaire des féminismes présents.
Par Elsa Dorlin
Le projet d’un ouvrage collectif sur l’histoire présente des féminismes est marqué par le renouveau d’un mouvement dont #MeToo constitue l’un des événements les plus notables. L’impression d’un « renouveau » peut être trompeuse : les mobilisations contre les violences faites aux femmes sont une lame de fond depuis des décennies (des siècles !) au sein des féminismes. Derrière la déferlante que nous avons connue depuis la fin des années 2000, à l’échelle internationale, la mobilisation a intimement touché nombre de femmes qui, en écho, l’ont portée et relayée largement. Les cadres du débat se sont considérablement déplacés ; le langage lui-même, employé pour qualifier l’hétérosexisme, pour le constituer en fait social, pour sortir les féminicides, les viols, les harcèlements sexuels, les incestes, de la rubrique de simples « faits divers », a été refondé grâce au courage des victimes, grâce aux militantes, aux penseuses et aux mobilisations. Sur ces quelques décennies de l’histoire présente, cet ouvrage porte peut-être sur la partie la plus immergée du mouvement ; celle qui fabrique une révolution féministe au jour le jour, celle qui ne laisse plus rien passer ; celle qui fait aussi de ce mouvement historique, social et intellectuel, une éthique de vie, une pratique d’autodéfense quotidienne, un foyer embrasé de contestation de toutes les strates de la société.
À la fin des années 1990 et au cours des premières années 2000, une nouvelle « vague » féministe émerge à travers les réseaux sociaux, au sein de jeunes collectifs, dans les universités, dans la rue, dans les cortèges : elle repose à nouveaux frais des questions relatives au corps et à la sexualité, aux liens ou conflits entre les droits et libertés des femmes et les nationalismes, les racismes et l’impérialisme, aux identités de genre, aux violences sexistes, lesbophobes, transphobes, au viol, aux masculinités et aux masculinismes, aux crimes de guerre, à la division sexuelle et raciale du travail et au néolibéralisme globalisé, à la question du soin et de l’expérience vécue, à celle de la laïcité et de l’État patriarcal, enfin à la nécessaire décolonisation du sujet politique du féminisme (qui est ce « Nous » de « Nous, les femmes… » ?). Dans un contexte où le développement d’Internet a considérablement renouvelé les modalités de diffusion et de mobilisation féministes, leur agenda comme leur répertoire d’actions, et où l’antiféminisme lui-même s’y est réaffirmé et réorganisé, le point de basculement de ces dernières décennies réside dans la repolitisation inédite des violences, inégalités et discriminations sexistes, qui désormais sont publiquement, massivement nommées, dénoncées, comme relevant d’un système patriarcal contemporain. (Re)parler de « patriarcat » et non plus de « domination masculine », c’est pointer ce qui, dans la société comme à l’échelle de l’État, niché au cœur du néolibéralisme et des enjeux globaux de reproduction de nos conditions matérielles d’existence, relève d’une violence structurelle à l’encontre des femmes et des minorités sexuelles et de genre. Cette violence est donc combattue jusque dans ce qui en assure la licéité culturelle, la fonction idéologique, l’euphémisation ou l’érotisation médiatiques, l’objectivation politique, la disqualification judiciaire ; jusque dans ses fondations et intérêts matériels, socioéconomiques, qui assure la pérennité de l’exploitation et de la brutalisation. Ce féminisme est donc radical, parce qu’il prend à la racine le problème, comme le résume simplement ce post féministe viral, censuré par Twitter, « Comment faire pour que les hommes cessent de violer ? ». Il fait front, il fait corps contre ce qui perpétue une puissante déréalisation sociale et culturelle du continuum des violences économico-sexuelles ; contre ce qu’il convient aussi de nommer le terrorisme patriarcal qui tue chaque année des dizaines et des dizaines de femmes et de filles, qui fait des milliers et des milliers de victimes de viol, d’abus et d’inceste.
Les images manquent, cette « vague », ce raz-de-marée féministe, est en grande partie marquée par une nouvelle génération, de nouveaux espaces et outils d’expression, mais la « vague » revient de loin, de très loin : elle amplifie l’élan, porte le souffle de groupes, de positionnements, de tendances en partie existantes au sein des féminismes historiques, souvent oubliés, marginalisés ou minorés. Renouer avec cette généalogie est aussi une forme de réparation, de justice, de soin porté aux mobilisations présentes comme à celles qui les ont rendues possibles.
Durant ces deux premières décennies de l’an 2000, nos soulèvements ont ravivé, excavé d’autres sources, d’autres histoires et d’autres géographies des combats féministes. Ils ont réaffirmé l’internationalisme du mouvement – dont le point d’acmé est tout autant l’ensemble des mobilisations autour de #MeToo décliné dans le monde entier que les actions directes incendiaires des mouvements féministes latino-américains contemporains –, se sont recentrés, réaxés sur d’autres foyers de luttes qui ont provincialisé les mouvements blancs états-uniens, européens : le féminisme noir, diasporique, zapatiste, kurde, indien, décolonial, caribéen, coréen, tunisien, musulman, sud-américain, ouest-africain… En même temps, leur pouvoir de dissémination « locale » dans des groupes, des actions féministes relatives à la santé (self-help, mobilisation contre les violences gynécologiques, groupe de santé communautaire), à l’habitat et à l’environnement (communautés indigènes, écoféministes, péri-urbaines ou paysannes, maisons de retraite féministes et collectives, squats féministes, ZAD), à la ville et à la rue (manifestations de nuit, marches exploratoires, lutte contre le harcèlement dans l’espace public, collages), au travail (grève internationale des femmes, mobilisations des femmes de chambres des grands groupes hôteliers, mouvement d’occupation par les ouvrières et paysannes à Delhi), au droit à l’avortement, à la maternité et à d’autres conceptions de la famille, à la solidarité entre victimes, au soin des vies de chacune. Ils ont pris la forme de mouvements liés à l’auto-organisation, l’autodétermination et l’autoformation, comme dans les quartiers populaires, dans les groupes de parole, ateliers en non-mixité choisie (autodéfense, groupes de conscience, bibliothèques solidaires, chorales et orchestres, création et production de fanzines, ladyfests, queerfests, formation en mécanique, menuiserie), dans les forums et universités, dans les rassemblements anticapitalistes, les mouvements syndicaux et sociaux, les collectifs de lutte contre les violences policières, dans les revues et magazines, sur le Net et les plateaux télé, dans la presse « généraliste ». Le soulèvement est partout…
Cette effervescence d’un féminisme d’expression protéiforme inédite, rendue possible au gré d’un renouvellement générationnel, d’une conscientisation intersectionnelle et d’une auto-organisation à l’échelle mondiale, l’a également été grâce à des courants plus anonymes (forum de discussion sur Internet, associations de quartier, de village, coopératives, ateliers « DIY », cortège de femmes Gilets jaunes) qui n’ont pas nécessairement le label féministe mais qui convergent vers des formes d’émancipation tout aussi fondamentales. C’est à cette effervescence, cet embrasement, jusqu’ici demeurés relativement absents d’une historiographie officielle du féminisme, que ce livre collectif est consacré.
En référence aux travaux d’Howard Zinn (Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2003 [1980]), ce livre propose une histoire populaire du féminisme, des féminismes de ces vingt années écoulées, en faisant trois pas de côté. Le premier consiste à prendre des distances avec une historiographie principalement consacrée à la chronologie officielle de l’obtention des droits sociaux et politiques des femmes ou à des grandes figures héroïques ou exceptionnelles. Les fresques relèvent d’un travail fondamental qu’il fallait entreprendre pour remédier à l’effacement pur et simple des femmes comme sujets d’histoire, mais elles peuvent aussi aplanir, recouvrir même, une part plus souterraine des luttes, la densité plus complexe de l’histoire.
Comme le fait remarquer l’historienne Joan W. Scott (Théorie critique de l’histoire, Paris, Fayard, 2009) : nos histoires féministes relèvent parfois de « l’écho-fantasme », de l’unification et de l’uniformisation imaginaire ou imaginée de grandes figures ou mobilisations, et finissent par ressembler à un récit linéaire vers une égalité qui relève davantage d’un mot magique (l’égalité sur quoi, pour qui, avec qui ?) quand elle ne se résume pas à des slogans publicitaires vides sur l’« égalité femmes-hommes » qu’on s’obstine à nous présenter comme la seule finalité désirable – or, les déclinaisons bien-pensantes de blockbusters sur les super-héroïnes ou les exceptionnelles cheffes d’entreprise du CAC40 ne nous ont jamais fait rêver.
L’histoire du féminisme doit être l’histoire des féminismes, de ses courants, de ses antagonismes. Cette histoire n’est ni homogène ni cumulatrice (certains acquis sont parfois empoisonnés et la plupart sont encore et toujours menacés, rabotés ou bafoués) et encore moins « pure » : le label « féministe » fait l’objet d’une guerre sans fin ces dernières années, pour exclure des revendications, des groupes et des femmes qui ne témoigneraient pas de la bonne façon de « se libérer ». Au contraire, cette histoire est dense, enchevêtrée, minée en permanence par l’oubli et les coups de butoir du patriarcat, parfois traversée de conflits sororicides, d’intérêts divergents, de formes de conscientisation différentes, de visions du monde et d’une constellation de mobilisations plus ou moins convergentes.
Ce livre collectif part aussi d’un second constat : ne pas repartir de zéro. Ne pas repartir de zéro mais partir d’« en bas », de la vie des collectifs, du communautaire, de l’affinitaire, des « Nous… » situés, souvent anonymes, festifs, créatifs, diversement subversifs… Il n’est pas question ici de prétendre faire l’histoire d’un féminisme « populaire », mais de faire une histoire populaire des féminismes. De celles qui s’écrivent depuis la conflictualité de classe, les cultures de luttes et de survie, les révolutions et les contre-conduites. Une histoire dont nous avons été à la fois les ouvrières et les combattantes, les relais et le chœur, les scribes et les conteuses. Complexité, conflictualité, solidarité, autodéfenses sans nom et sans label, voilà ce qui caractérise cette histoire populaire des féminismes présents.
Dernier pas de côté : l’histoire présente. Ce livre appelle la réouverture des archives grises et des archives vivantes des combats menés depuis les années 2000 et en cours, pour y expérimenter une autre manière d’écrire et de réfléchir nos histoires plus longues. Il se concentre sur ces vingt dernières années, sans prétention aucune à l’exhaustivité, pour ouvrir des brèches dans nos passés, des horizons dans nos devenirs et des perspectives respirables ici et maintenant. Ces dernières années ont été officiellement celles où le « féminisme » s’est déchiré et se déchire sur quatre ou cinq grands débats et enjeux : les identités de genre, la prostitution, les droits reproductifs (notamment la PMA pour toutes), la laïcité et la République, le racisme et les problématiques intersectionnelles. Si ces enjeux font l’objet de profonds antagonismes, ils sont aussi mis en scène publiquement comme des schismes, imposant des termes sclérosés et un cadre théorique appauvrissant et épuisant. L’idéologie patriarcale promeut précisément un « féminisme » bourgeois bon teint, capitaliste et rentable, philandre et masochiste, pour mieux déréaliser les expériences vécues de la violence, érotiser la domination et rentabiliser les normes de genre comme des marques déposées, labelliser une universelle voie d’émancipation et marginaliser, criminaliser les mouvements qui mettent le feu au patriarcat. Et ce dernier jouit de les épuiser à coups de ceinture ou de matraque, de les contraindre en permanence à prouver, justifier, expliquer, éduquer ; à se débattre dans un monde défiguré, une conscience de soi raturée, à puiser dans la rage pour inventer d’autres imaginaires, d’autres gestes, d’autres idées, d’autres affects, d’autres armes. Alors cette fois, le feu ! Les féminismes contés dans ce livre sont autant de brasiers allumés, de contre-feux dans un monde partout calciné par le patriarcat, c’est-à-dire par le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, l’impérialisme écocide.
Plutôt que de réduire le féminisme à des revendications faites à l’État, au patron, au chef ou à papa, pour plus de lois, plus de « sécurité », à n’être que le porte-drapeau ou le cache-misère du capitalisme, de tel ou tel gouvernement nationaliste, ces histoires des féminismes présents rappellent et font résonner ensemble nos vies féministes. Ce livre fonctionne comme un abécédaire, un manuel, une boîte à outils, un dictionnaire amoureux, dans lequel échanger des idées, affûter des armes, écouter des voix, partager des expériences et des pratiques, vibrer pour des luttes présentes. Il s’adresse à tous·tes : il contient à la fois des ressources et foisonne de références utiles, de notions, mais il est fabriqué par des plumes et des voix, des points de vue situés sur des retours d’expériences collectives, des itinéraires politiques et intimes, des réflexions et des rétrospections sur des parcours, des engagements, des révoltes et des espoirs. En pluralisant les styles, en se situant à la fois du côté de la théorie et de la pratique, de la création, des écritures au « nous » et au « je », il témoigne de la force d’une approche féministe de l’histoire intellectuelle et politique. Il est dédié à toutes les résistantes anonymes au quotidien des violences les plus crasses, à celles qui embrasent les tribunaux, cassent des genoux et brisent les vitrines, à celles qui inventent mille tactiques imperceptibles pour survivre et se mettre à l’abri, à la mémoire de celles dont les noms recouvrent les murs de nos villes la nuit, à la puissance des collectifs qui se font, à ceux qui se sont défaits, qui se sont (re)constitués ailleurs ou autrement, à ce qui nous lie.
Elsa Dorlin est philosophe, professeure à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Elle est notamment l’autrice de La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française (Paris, La Découverte, 2006/2009), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la philosophie féministe (Paris, PUF, 2008/2021) et Se défendre. Une philosophie de la violence (Paris, Zones, 2017/2019).