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Blues et féminisme noir dans Le Matricule des anges

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Matricule des anges, n° 190, février 2018.

Trois femmes puissantes

À travers l’œuvre de trois grandes artistes noires américaines, Angela Davis s’attache aux origines souterraines des combats menés et à venir.

Militante et universitaire, engagée depuis son plus jeune âge dans la lutte contre toutes les formes d’oppression politique et sociale, Angela Davis propose avec Blues et féminisme noir une saisissante relecture d’un pan de l’histoire de la musique populaire américaine. Les voix qu’elle nous fait entendre sont celles de deux « blueswomen » aujourd’hui peu connues, Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939) et Bessie Smith (1894-1937), ainsi que celle de Billie Holiday (1915-1959), trop souvent réduite à quelques poncifs admiratifs et compatissants. Pour les deux premières, pionnières du blues, Davis s’est lancée dans un important travail de retranscription de tous les enregistrements disponibles, « 252 chansons, dont certaines sont presque inaudibles », réalisés pour la plupart dans les années 20 et au début des années 30.
Autant que par l’éclairage sociologique et esthétique qu’il propose, Blues et féminisme noir vaut par la démarche dialectique dont l’auteure, lectrice de Marx, disciple d’Herbert Marcuse et de l’École de Francfort, ne s’écarte jamais. Son propos y puise son énergie et sa pertinence : « Ce qui donne au blues un potentiel si fascinant (...) est la manière dont il présente des relations qui semblent antagonistes comme des oppositions non contradictoires. Dans une chanson de blueswoman, la narratrice qui se trouve entièrement soumise au désir amoureux peut dans le même mouvement exprimer un désir autonome et un refus de laisser un amant indigne la malmener psychiquement. »
Né dans les années d’après l’esclavage, le blues est une forme poétique et musicale centrée sur l’évocation des tourments personnels, des difficultés du quotidien, quand les chants de travail et les spirituals « exprimaient le désir collectif de mettre fin au système asservissant » la communauté. C’est aussi au sein de cette « culture populaire de la performance esthétique » qu’émerge la figure de l’artiste, interprète désormais séparé du public par la scène. Gertrude « Ma » Rainey, pionnière restée très ancrée dans le Sud rural, et Bessie Smith, dont la trajectoire a épousé celle des Noirs ayant migré vers les grandes villes du Nord, se produiront devant des auditoires très nombreux. Elles deviendront, avant leurs homologues masculins, les premières grandes stars de la musique noire, dans des spectacles empreints d’une ferveur quasi sacrée.
Angela Davis met l’accent sur deux thèmes fondamentaux du blues nés de l’émancipation : la liberté acquise de voyager (les esclaves étaient rivés à la propriété de leurs maîtres) et la sexualité libérée (les unions entre esclaves étaient contrôlées dans le but d’accroître la main-d’œuvre disponible). L’évocation souvent crue des relations charnelles, l’aspiration à l’errance géographique et amoureuse, bien plus que le « mariage romantisé » ou la maternité sont en effet très présentes dans les chansons de « Ma » Rainey, de Bessie Smith et de leurs consœurs. Refusant de privilégier la dénonciation du racisme au détriment de celle du sexisme, ces chanteuses tiennent sur le mode du défi « un discours public » sur la violence masculine, l’infidélité, le sentiment d’abandon. Le blues, art basé sur l’oralité, autorise la levée des tabous qui marquent les formes d’expression plus littéraires assujetties à la bienséance (celles que les avant-gardes, tel « The Harlem Renaissance », préféraient promouvoir).
Nommer, dans la tradition héritée du « nommo » des peuples d’Afrique de l’Ouest, c’est aussi « exercer un contrôle » sur ce qui blesse ou menace. C’est extraire ces maux de « l’expérience individuelle » pour les affronter « dans un contexte collectif et public ». Une étape importante sur le chemin de la prise de conscience et des luttes à venir, tracé par ces « femmes noires de la classe laborieuse ».
Pour répondre au reproche souvent adressé au blues de ne pas tenir un discours d’opposition frontale à l’ordre établi, Angela Davis cite « Poor Man’s Blues » (1928) de Bessie Smith, « un ancêtre vénérable mais oublié de la contestation dans la musique populaire noire » telle que la perpétueront « blues, jazz, rythm and blues, funk et rap ». Par la place isolée qu’elle occupe dans le répertoire de Bessie Smith, cette violente et ironique interpellation de l’égoïsme criminel des nantis incite Davis à un rapprochement avec une autre chanteuse, Billie Holiday, dont elle analyse subtilement l’art de l’interprétation. Cantonnée par ses producteurs à un répertoire conventionnel tissé d’histoires d’amour et de relations contrariées, l’artiste a dû mener une lutte au cœur de chaque mot, de chaque son pour faire entendre par la voix sa vision personnelle. L’enjeu était d’accomplir un travail de « transformation esthétique » de ce matériau pauvre, de « confirmer et subvertir dans un même mouvement les conceptions sexistes et racistes des femmes amoureuses » pour offrir une perspective nouvelle de la condition féminine. L’astre noir que représente « Strange Fruit »(1939) – dénonciation implacable des lynchages perpétrés dans le Sud – dans l’œuvre de Billie Holiday est un révélateur du sens profond de l’ensemble de sa démarche artistique : subvertir l’ordre en place en s’installant dans la langue de l’ennemi.

Jean Laurenti