Le blog des éditions Libertalia

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers ! au séminaire « Émancipation » (ENS)

jeudi 14 avril 2011 :: Permalien

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers !
au séminaire « Émancipation » (École Normale Supérieure).
Partie I (Claire).

Le fil de notre réflexion, finalement, se suit dans ce que P. Cingolani nomme les « subjectivités politiques », ou encore ce que la démarche de J. Rancière met en évidence dans La Nuit des prolétaires (1981). La parole desdits « sans voix », des petits, des minoritaires, des dominés, de ceux qui se situent « en bas et à gauche » pour reprendre l’expression du Sous-Commandant Marcos. Bref, tout ce qui relève des subjectivités comme ressort de l’émancipation. Il nous semble en effet indispensable de se situer du côté de ce qui fait sens pour les acteurs, ce qui se retrouve directement dans les comportements, actions, mots et expressions portés par les acteurs de la lutte, soit ici, en particulier, les sans-papiers.

Les enjeux que laisse entrevoir la lutte des sans-papiers prennent un sens particulier si l’on s’intéresse à ces discours. C’est à travers eux que toute la force argumentative prend, justement, du sens et de la résonance, mais aussi et surtout, c’est à travers eux que les « clandestins » deviennent « travailleurs sans papiers ». Mettre en évidence les enjeux de la lutte en se contentant de lui plaquer une analyse, certes juste, mais tirée hors des mots des acteurs n’aurait, alors, aucun sens. Les questions et débats que cette lutte soulève, réfèrent directement à des vécus, des expériences, qui, dans le cadre de la lutte collective, trouvent un espace propice à l’expression dans l’espace public. Aussi, finalement, la troisième partie du livre apprendra peu de choses à un esprit soucieux des enjeux de son temps. L’intérêt se situe bien dans le fait de mettre en évidence que ces enjeux, loin d’être le résultat de l’exploitation d’une argumentation préexistante, apparaissent comme étant l’expression directe de ressentis et expériences rythmant le quotidien des sans-papiers et participe à la construction d’acteurs politiques.

Or ce point est crucial car c’est bien là que résident les possibles émancipatoires. En effet, comme le montre Rancière, mettre en avant ces discours et pratiques permet de pointer les phénomènes de désidentification. Par ce biais, on refuse l’assignation que nous impose le social, on se « désétiquettise », on « se défait d’une identité » qu’une certaine situation nous assigne, pour s’en créer une autre. Défaire. Créer. Réapproprier. L’émancipation procède d’une capacité à s’extirper d’une identité que le social nous assigne.

Nous avons donc décliné sous trois points les thématiques qui revenaient de façon récurrente dans la bouche des grévistes.

1. Xénophobie institutionnalisée

La confrontation avec l’administration est l’expression la plus pure de la domination symbolique d’un État discrétionnaire sur une population qu’il entend maintenir dans une situation de précarité aigüe.

Que ce soit le sans-papiers qui nous dit qu’il importe toujours d’aller dans le sens de ce que disent les guichetiers, ou encore Samba qui raconte comment il a obtenu sa carte « Vie Privée-Vie Familiale » (voir les extraits dans l’ouvrage), l’arbitraire est toujours au cœur des décisions préfectorales. Aussi, on ne sait jamais sur quel pied danser, quelle stratégie adopter, en dépit des textes et autres addendum signés par les autorités et les associations de soutien, et qui sont supposés rationaliser les critères de régularisation.

Tout se joue sur le registre de la faveur car délivrer un titre de séjour ne va jamais de soi, mais relève de la «  bonne volonté », ou de la « compassion » de tel ou tel employé. D’où le sentiment de bon droit pour ces derniers à exiger des dossiers faramineux relatant dans les moindres détails les dernières années de la vie administrative des demandeurs. Il importe de prouver que l’on mérite ces papiers délivrés par une administration qui a souvent déjà eu la gentillesse de fermer les yeux sur les années précédentes passées dans l’illégalité. Les passages en préfectures sont donc des moments d’exacerbations de ce type de relation de domination entre une France généreuse et des demandeurs devant prouver leur bonne volonté, et leur utilité.

Au cœur de ces logiques, préexiste encore et toujours la présence d’un inconscient colonial qui fantasme sur une invasion de ces migrants. La présence d’étrangers ne peut être que tolérée comme un mal obligé. Dans cette logique, il importe de distinguer les bons des mauvais immigrés, ou encore ceux – des hommes donc – en bonne santé, célibataires, bosseurs et silencieux, en opposition au père de famille voulant profiter du regroupement familial, pour encombrer nos services de santé et d’éducation. Car les migrants menacent notre système de sécurité sociale. Et si nous nous montrons trop généreux, nous serons d’ici peu envahis par une horde d’immigrés en guenilles. Soyons magnanimes et réalistes.

2. Migrations logiques

Ce fantasme de l’appel d’air montre ses limites dès lors que l’on change le regard de focale. Parler d’appel d’air suppose un degré de nombrilisme ethnocentriste et essentialiste bien utile. Il suppose en effet que tous les pauvres, noirs, naissent avec une même chose en tête : quitter leur pays pour rejoindre la France. Comme si c’était naturel, donné. Comme si effectuer un tel voyage allait de soi et ne constituait qu’une simple formalité. Comme si tous souhaitaient réellement rester en France.
Si l’on considère par ailleurs la segmentation du marché du travail, c’est nier que ces migrants constituent LA main-d’œuvre idéale et programmée pour un certain nombre de secteurs économiques.

Bien sûr, il existe des « profiteurs » partout. Mais cette affirmation d’une banalité sans nom perd tout son sens si l’on considère les conditions hautement critiques dans lesquelles vivent les migrants. Cet appel d’air confine d’autant plus au mythe qu’à une réalité lorsque l’on s’intéresse de plus près aux logiques sociales présidant à la migration. Aller creuser de ce côté demande du temps, et constitue un travail, une démarche bien plus compliquée que celle qui consiste à tout mettre dans un même sac, en anonymisant et uniformisant des parcours bibliographiques extrêmement variés et diversifiés. L’intérêt de passer outre cette complexité est bien entendu de justifier les politiques répressives en construisant une représentation unique et simpliste du migrant comme un envahisseur profiteur.

Les logiques sociales qui président à la migration sont extrêmement complexes, en témoignent les parcours bibliographiques des individus rencontrés. Pèle mêle, s’entrecroisent les questions de tradition et de rapport à la famille, la situation économique du pays d’émigration, tout autant que les désirs de réalisation de soi et d’émancipation.

Aussi, bien loin de faire fuir les individus, les durcissements législatifs, n’empêchent pas aux migrants de migrer, mais en plus entraînent une sédentarisation de ces derniers.

3. Le sans-papiers ou l’actualisation de la question coloniale

Ce sont tous ces éléments que les sans-papiers ont portés à l’occasion de la mobilisation collective. En faisant un parallèle direct entre les situations de colonisation et les situations actuelles d’exploitation, les sans-papiers dénoncent un rapport historique de domination dont leur quotidien n’est que l’actualisation.

Arguant d’une part leur fiche de paye où sont mentionnés les taux de cotisations, tout en montrant leur impossibilité d’avoir accès aux institutions de sécurité sociale, et dénonçant d’autre part « la honte du pays des droits de l’homme », les sans-papiers mettent en évidence le hiatus entre une ancienne colonie qui a longtemps profité des richesses de leurs pays, et qui perpétue, sous le couvert des principes libéraux du système capitaliste, de les exploiter ; et ce même pays qui se veut être celui de la Révolution et des Lumières. Le mouvement est l’occasion d’une actualisation démocratique : les sans-papiers montrent qu’ils ne sont redevables de rien, mais qu’au contraire, si une des parties se doit d’être redevable, c’est bien la France pour toutes ses exactions effectuées en tant que colonisateur. Tel est aussi par exemple le sens de la campagne contre le racket des cotisations sociales.

Néanmoins, loin de se situer dans le registre d’une demande de réparation, les sans-papiers expriment l’affirmation d’une égalité, tout en s’appuyant, en légitimant cette revendication par le passé colonial de la France. Et c’est ici que s’inscrit le nœud polémique inhérent à la question démocratique.

« La constitution d’un acteur politique contestataire passe par des formes d’altération, par un écart à soi. » (Cingolani, L’étranger comme catégorie d’action et d’expérience, Socio-anthropologie, n°14, 2004) La question de l’altérité, des mélanges est essentielle pour se départir des théories de la mobilisation des ressources comme ressort argumentatif de déclenchement des mobilisations collectives. Elle permet de sortir du calcul possibilité/non possibilité d’une mobilisation en raison de la dotation/non dotation des acteurs en capitaux. En récusant la figure du clandestin, puis du « simple » sans-papiers, les travailleurs sans papiers ont construit une représentation d’eux-mêmes comme travailleurs salariés, migrants et, pour une bonne part, issus d’anciennes colonies françaises, donc incluant un rapport historique de domination dont l’État français se porte garant, encore aujourd’hui par le biais, notamment, de ses préfectures. Cette représentation du travailleur refusant d’être réduit à la seule figure du migrant misérable et/ou profiteur récuse celle assignée par l’État et ses institutions, tout en permettant un réel écart à soi, condition de la constitution d’un acteur politique. C’est dans cette marge, cette altérité que se situe l’émancipation car c’est là que devient possible la constitution d’un sujet politique.

Claire