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Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Inflexions

jeudi 12 novembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Inflexions, 2015, numéro 30, la « revue du dialogue entre civils et militaires ».

La bataille de Poitiers, celle qui est ordinairement donnée pour 732 (entre les deux autres grands faits d’armes liés à la ville, ceux de 507 et de 1536), est un événement légendaire, voire emblématique ; elle est connue comme l’arrêt apporté par le maire du palais, Charles Martel, à l’expansion de l’Islam dans l’Europe occidentale. C’est cette évidence, plus récente et moins assurée qu’on ne le croît, qui est examinée et remise en cause dans ce livre qui attache autant d’importance à l’établissement de l’histoire qu’au démontage de la mémoire et aux usages et mésusages du passé. Les auteurs ne sont pas des novices dans ce type de débat. Ils sont déjà bien connus pour leur engagement dans les querelles liées à la diffusion des connaissances historiques, depuis leur livre, écrit avec Aurore Chéry, Les Historiens de garde, paru en 2013.

L’étude de la bataille de Poitiers est manifestement partie d’une réaction devant ce qui en a été dit depuis une dizaine d’années, lorsque des publicistes ont insisté sur le symbole qu’ils y voyaient et sur la prétendue longue tradition historique qu’ils voulaient préserver. La première partie du livre, soit près de 80 pages, est consacrée à une analyse précise des conditions dans lesquelles s’est déroulé l’affrontement de 732 ou peut-être de 733. Le doute est important, puisque l’année n’est pas certaine, comme le lieu, qui pourrait être situé finalement plus près de Tours que de Poitiers. Les protagonistes sont placés dans leur contexte et surtout dans leurs rivalités, puisqu’il n’y eut pas une opposition de deux camps précis, mais bien un combat entre seigneurs cherchant à étendre leurs territoires au besoin en nouant des alliances qui paraissent aujourd’hui étonnantes. L’analyse géopolitique qui est ainsi effectuée pour comprendre ce combat nous emmène de Médine à Constantinople, de Gibraltar à Poitiers, et même jusqu’aux limes germanique pour montrer comment Charles, pas encore Martel, a saisi une occasion pour affirmer son pouvoir sur l’Aquitaine, sans vouloir être le héraut d’une quelconque cause religieuse ou européenne. La bataille a opposé quelques milliers d’hommes, venus pour piller, sous la direction du gouverneur d’al-Andalus, qui y trouve la mort, à des troupes conduites par Eudes d’Aquitaine, aidé par Charles Martel. Ce qui s’est passé n’est donc pas l’arrêt d’une invasion, mais un épisode, certes important, dans des conflits princiers, avant que le gouvernement de Cordoue ne se lance dans des opérations en Provence et que Charles ne se préoccupe surtout de la maîtrise de la Gaule et en particulier de ses régions orientales – relevons que la mort de Roland à Roncevaux, une quarantaine d’années plus tard, ne porte pas plus de significations, puisque ce sont des Basques chrétiens qui sont responsables de sa mort, voulant se venger des ravages commis par les troupes de Charlemagne.

Après cet exercice de géopolitique maîtrisé qui a quadrillé l’Europe et le Proche-Orient du haut Moyen-Âge, les auteurs retracent les étapes de la construction d’un mythe et démontrent comment la bataille de Poitiers fut souvent minimisée, voire ignorée par l’historiographie, quand ce ne fut pas Charles Martel qui fut considéré comme un tyran et un destructeur d’églises ! Chaque époque a donc retraduit, selon ses propres préoccupations, ce qui est conservé de la fameuse bataille pour ne garder que ce qui porte un enjeu immédiat. On passera ici sur les différentes réécritures de l’histoire de la bataille, toutes aussi peu fondées en vérité, avant d’insister sur le moment qui semble fixer une vulgate en France : le moment Chateaubriand. L’opposition entre Islam et Chrétienté trouve une origine, même s’il ne faut pas lui donner trop d’importance. Les interprétations différentes sont possibles, même de la part d’un auteur conservateur comme Claude Farrère qui, en 1911, voit la défaite de l’émir de Cordoue comme un drame pour l’Europe qui a perdu l’occasion d’être pacifiée par « l’islam industrieux, philosophe, pacifique et tolérant » ! C’est dire que l’image de Charles Martel et de la bataille est loin d’être figée dans la pierre de la mémoire nationale. L’épisode de 732 est resté longtemps marginal, même dans les manuels de Lavisse. L’envol est vraiment pris à la suite des écrits d’Édouard Drumont, dans les années 1990, quand l’islamophobie devient un élément de la pensée de l’extrême droite et se retrouve dans la panoplie identitaire.

Au terme de cette démonstration précise et modeste, puisque les auteurs insistent sur les limites de leur enquête, pourtant très importante, la bataille de Poitiers n’est ni un exemple du « choc des civilisations » ni la butte témoin d’un récit national érodé ; il convient tout au contraire de la comprendre comme l’une des occasions, parmi d’autres, saisies par des publicistes pour bâtir un raisonnement très idéologique. Comme le dit excellemment Philippe Joutard dans sa préface, les auteurs délivrent ici une leçon de complexité et d’érudition qui est à leur honneur et qui donne foi en l’histoire savante.

Jean-Clément Martin