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Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans les Inrocks

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension de l’ouvrage sur Charles Martel dans Les Inrocks, 19 avril 2015.

La bataille de Poitiers est devenue un enjeu mémoriel pour l’extrême droite. Dans un essai éclairant, deux historiens déconstruisent ce mythe qui pousse les frontistes à déclarer en janvier 2015 : « Je suis Charlie Martel. »
« Je suis Charlie Martel » ! Le 8 janvier dernier, au lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo, ce slogan étrange résonnait à contretemps de l’ambiance d’unité au sein d’un peuple qui clamait l’unisson “je suis Charlie”. Ce détournement vicieux venait du mouvement d’extrême droite Génération identitaire. Jean-Marie Le Pen lui-même avait malicieusement adopté le slogan, rajoutant “si vous voyez ce que je veux dire”.
Mais que venait faire Charles Martel dans cette galère ? Simplement conforter dans le discours frontiste l’idée selon laquelle les musulmans vivant en France n’étaient que les lointains héritiers des troupes d’Abd al-Rahmân, battues à Poitiers en 732 par Charles Martel ! Dans un essai éclairant, Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire, deux historiens, William Blanc, Christophe Naudin, se sont intéressés au destin de Charles Martel dans notre roman national. Pourquoi la bataille de Poitiers, opposant les Francs et les troupes du gouverneur d’al-Andalus Abd al-Rahmân, est-elle soudainement devenue un “enjeu de mémoire”, sinon un mythe identitaire ?

Un symbole de la lutte contre la population immigrée
Déjà auteurs d’un livre remarqué sur les instrumentalisations politiques de notre histoire par des historiens tendancieux, Les Historiens de garde (Inculte, 2013), les auteurs expliquent clairement que la bataille de Poitiers reste un événement mineur de notre histoire, tout en notant que l’événement « ne doit sa survie mémorielle qu’à l’utilisation qui en a été faite, depuis les années 1880, par l’extrême droite et le courant nationaliste ».
Charles Martel, symbole de l’histoire massacrée, symbole de la chrétienté résistant aux assauts de l’islam : la couverture de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le 5 décembre 2013, en fut un indice saisissant. Le souvenir de Charles Martel s’est en réalité politiquement construit depuis une quinzaine d’années seulement, même si dès le milieu des années 1970, une partie de l’extrême droite utilisa déjà la figure de Charles Martel comme symbole de la lutte contre la population immigrée, sous l’impulsion des thèses d’idéologues comme François Duprat ou Guillaume Faye.
Le début des années 2000 fut le moment de basculement du discours d’extrême droite sur la question de l’islam. Outre l’impact de l’essai de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996), tout change avec la guerre du Kosovo en 1999 qui voit les États-Unis prendre fait et cause pour les populations albanophones et musulmanes de l’ex-Yougoslavie. « Pour beaucoup de néodroitiers, c’est un signe que l’Amérique s’allie avec l’islam pour déstabiliser l’Europe. »
Le 11 septembre 2001 et la parution du livre d’Oriana Fallaci en 2004, La Force et la Raison, nourrissent parmi d’autres événements un discours islamophobe de plus en plus décomplexé. C’est dans ce contexte nouveau que le souvenir de Charles Martel est alors réactivé. Pour l’historien de garde Dimitri Casali, déjà dégommé dans leur précédent livre, Charles Martel aurait même été « gommé des programmes et des manuels pour complaire aux élèves musulmans » !

« Choc des civilisations » et « grand remplacement »
Dans le même esprit délirant, Lorànt Deutsch assimile, dans son best-seller Hexagone, la bataille de Poitiers à une invasion qu’il compare à un choc des civilisations tout en accusant certains historiens de nier cette réalité pour complaire à l’opinion. Quant au groupe Génération identitaire, il affirme clairement son objectif : « Remémorer à nos compatriotes la bataille de 732 et la figure de Charles Martel alors que l’on voudrait de plus en plus en effacer le souvenir pour mieux falsifier nos mémoires et faciliter ainsi le remplacement en cours ».
Le fameux « grand remplacement » théorisé par l’écrivain Renaud Camus en 2010 s’impose donc comme le cadre idéologique au sein duquel la figure de Charles Martel peut à nouveau être instrumentalisée. La France devrait ainsi, selon ces histrions islamophobes, saluer la mémoire de notre Charles Martel et faire de Poitiers le lieu symbolique d’une résistance culturelle.
Ce que rappellent pourtant Blanc et Naudin, c’est que la bataille de Poitiers n’est pas, historiquement, le choc que nombre d’auteurs ont imaginé. Les grandes figures de l’enseignement de l’histoire sous la IIIe République – Jules Michelet et Ernest Lavisse – ne consacrèrent que peu d’attention à l’événement. Dans son Histoire de France, Michelet minimise la bataille et remarque que la grande affaire militaire du règne de Charles Martel ne concerne pas les Sarrasins mais les peuples germaniques. Le manuel Lavisse ne consacre pas même une ligne à la bataille.
Les seuls moments dans l’histoire de France où Charles Martel se distingue comme figure historique correspondent à des moments de poussée patriotique et religieuse. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la figure de Martel est mobilisée par « les partisans de l’absolutisme qui font de son règne un moment d’affirmation d’un pouvoir central fort ». Et surtout, l’écrivain Chateaubriand, attaché à sa défense acharnée du Moyen Âge occidental et du génie du christianisme, dépeint la bataille de Poitiers comme un affrontement pour empêcher l’esclavage du genre humain !
À part ces poussées mémorielles, le souvenir de la bataille de Poitiers est resté flou, à la mesure de son impact limité sur notre histoire, contrairement à ce que tous les idéologues d’extrême droite voudraient faire croire aux élèves de France en leur martelant l’importance de Martel. De ce point de vue, l’essai de William Blanc et Christophe Naudin apporte une preuve éclatante de la manière dont l’histoire s’écrit et se réécrit sans cesse, de l’écart ténu qui subsiste, et parfois s’efface, entre le récit historique et le mythe politique.

Jean-Marie Durand