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Une culture du viol à la française dans Télérama

mercredi 17 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Valérie Rey-Robert, publié dans Télérama 3611, 27 mars 2019.

« L’excuse de la galanterie »

Lui, il veut. Elle, non ? Il le fait quand-même. Elle s’en sentira coupable, pas lui : toute la culture de l’amour galant à la française encourage le viol, analyse la féministe Valérie Rey-Robert.

Dans la foulée de l’affaire Weinstein, Isabelle Adjani dénonçait une triade bien française : « Galanterie, grivoiserie, goujaterie. Glisser de l’une à l’autre jusqu’à la violence en prétextant le jeu de la séduction est une des armes de l’arsenal des prédateurs et des harceleurs. » Longtemps connue sous le pseudonyme Crêpe Georgette, du nom de son blog féministe devenu référence, Valérie Rey-Robert creuse l’idée dans un essai renversant : Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ». La militante plonge aux racines d’un concept médiatisé dans le sillage de MeToo. De la méconnaissance des violences sexuelles en France (un viol toutes les dix minutes, en majorité au domicile de la victime) à l’importance de la domination masculine dans notre patrimoine culturel, elle met à nu nos stéréotypes. À la fois pédagogue et iconoclaste.

Le concept de « culture du viol » apparaît dans les années 1970 aux États-Unis. Pourquoi a-t-il mis autant de temps à dépasser les sphères militante et universitaire ?
Aux États-Unis comme en France, les féministes se sont intéressées tardivement aux violences sexuelles. Elles ont longtemps été mobilisées sur d’autres causes : le droit de vote, la contraception, etc. Quand les Américaines commencent à parler de culture du viol au début des années 1970, c’est pour montrer que le viol est un phénomène de société, un crime endémique qui touche tous les milieux. Le concept a alors un écho très limité. Il réapparaît en 2013, à l’occasion de deux affaires de viols sur mineures aux États-Unis et du viol en réunion suivi du meurtre d’une étudiante en Inde. Les réseaux sociaux ont fonctionné comme une caisse de résonance, amplifiant la culpabilisation des victimes et la déculpabilisation des agresseurs. L’expression « culture du viol » désigne alors un système protéiforme de représentations et de préjugés sur le viol, ses victimes, ses auteurs.

L’expression « culture du viol » peut sembler choquante…
Notez que lorsqu’on parle de « culture de l’impunité », à propos de ces dictateurs qui violent le droit international et martyrisent leur peuple, cela ne choque personne. Il faut comprendre le terme de « culture » comme l’ensemble des codes, des pratiques et des idées imprégnant telle société à tel moment. L’opinion, ayant tendance à associer le mot « culture » à quelque chose qui élève, est choquée de le voir accolé au mot « viol » qui représente à ses yeux la pulsion irrépressible. Or, le viol n’a rien de « naturel » : on viole certaines personnes dans des contextes particuliers, en ce sens, il s’agit d’une pratique « culturelle ».

Est-il possible de dater l’émergence de la culture du viol en Occident ?
C’est difficile, mais il est évident que les idées reçues sur le viol sont une conséquence du sexisme. La perversité est associée aux femmes depuis toujours. Que ce soit dans la mythologie grecque, avec Pandora, ou dans la Genèse, avec Ève, la première femme de l’humanité est responsable de ses malheurs et d’emblée désignée comme coupable.

Quelles sont les spécificités françaises de la culture du viol ?
Quand je choisis pour titre Une culture du viol à la française, il ne s’agit pas de dire que la France cultive la pire façon d’envisager les violences sexuelles. En revanche, il n’y a qu’en France où l’on convoque mille ans d’histoire pour justifier les violences sexuelles. Aucun autre pays ne mélange à ce point sexe et violence. Ici, nous explique-t-on, les relations entre femmes et hommes sont pensées à travers le prisme de la domination masculine. Nous, Français, serions dépositaires de cet art d’aimer sophistiqué et ambigu qui fait fi du politiquement correct. Et de citer la littérature courtoise ou même, sans crainte du contre-sens, Choderlos de Laclos pour expliquer « l’amour à la française ». Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », c’est bien le même esprit qui l’emporte.

La défense des violences sexuelles, écrivez-vous, fait partie de l’ADN de la France. Vraiment ?
Quand #BalanceTonPorc apparaît, des femmes qui avaient nommé leurs agresseurs ont été taxées de « collabos ». Mettre sur le même plan les dénonciations de Juifs innocents sous l’Occupation et les dénonciations d’agresseurs sexuels sur les réseaux sociaux, ça n’a rien de neutre. Au-delà du fait qu’on relativise ainsi scandaleusement ce que les Juifs ont subi pendant la guerre, rappelons que le terme « collabo » désigne également un traître à la nation. En dénonçant des agressions sexuelles, ces femmes seraient déloyales à une certaine identité nationale fondée sur la séduction, l’asymétrie amoureuse, etc. Comme si forcer les femmes faisait partie d’un jeu parfois dangereux, mais tellement agréable. Comme si quand elles disent non, c’est un peu oui quand-même.

Pour illustrer ce particularisme, vous citez l’exemple d’une exposition sur l’amour chez Fragonard…
En 2015, le musée du Luxembourg a choisi, pour illustrer son exposition « Fragonard amoureux. Galant et libertin », un détail du Verrou, aussi intitulé Le Viol. Car l’interprétation de ce tableau célèbre est controversée : scène galante ou scène de viol, le débat n’est pas tranché. Qu’un musée français ait choisi d’illustrer un événement sur l’amour par une scène potentiellement violente n’a rien d’anodin. Le commissaire de l’expo avait d’ailleurs déclaré que Le Verrou représente « le jeu libertin de la femme qui hésite et de l’homme déterminé ». Ici, l’inquiétude de la femme est considérée comme érotique. Dans l’expo elle-même, il y avait des dessins explicitement présentés comme des viols : que venaient-ils faire dans une expo sur l’amour ? Pourquoi ne pas les avoir réunis dans une salle dédiée, où la question de la confusion entre libertinage et violence sexuelle aurait été frontalement soulevée ?

Quelle est la réalité des violences sexuelles en France aujourd’hui ?
Deux tiers des violences sexuelles se déroulent dans un lieu privé, en général le domicile de la victime. Dans 90 % des cas, l’agresseur est connu de la victime. Soit il appartient à sa famille ; père, frère, mari, soit il s’agit d’une connaissance, d’un ami, d’un voisin, etc. C’est très rarement un inconnu.

Pourtant, c’est une tout autre image du violeur qui continue d’être fantasmée. Quel serait son portrait-robot ?
C’est un homme, laid, qui n’a pas de vie sexuelle, probablement arabe ou noir – éventuellement un migrant. La victime est une femme blanche, jolie. Le viol est très brutal, il a lieu le soir, dans un endroit isolé, probablement dans un quartier pauvre… Chaque époque adapte cette vision fantasmée du viol calquée sur l’histoire du Petit Chaperon rouge et du Grand Méchant Loup. On retrouve l’archétype du viol par un inconnu dans la littérature courtoise où les agresseurs sont souvent hors norme, par leur taille ou leur monstruosité.

Comment la culture du viol nous incite-t-elle à considérer les victimes ?
Faites un micro-trottoir au sujet des affaires pédocriminelles : la majorité des gens interviewés n’auront pas de mots assez durs pour les coupables. Ils voudront les émasculer, les lyncher… Pourtant, même dans ces cas-là – ce que les gens appellent le « crime des crimes », à savoir le viol sur mineur de moins de 15 ans –, les victimes ne sont jamais assez « pures » aux yeux de l’opinion. Imaginons : vous êtes sortie un soir en minijupe. Vous avez bu. Quand vous rentrez, votre petit copain en profite alors que vous n’êtes pas en mesure de la repousser. Comme vous pensez à tort que la consommation d’alcool vous rend en partie responsable de ce qui vous est arrivé et que vous ignorez qu’on peut parler de viol dans le cadre d’une relation en couple, vous minorez ; vous vous dites que c’est aussi un peu de votre faute et vous lui trouvez des excuses. Sachant que les idées reçues n’épargnent pas non plus les institutions, vous pouvez aussi vous persuader de l’inutilité de porter plainte. Tout cela aboutit à l’autocensure des victimes et à l’impunité des coupables. La culture du viol réduit aussi la liberté des femmes. Apprendre dès le plus jeune âge qu’il ne faut pas sortir le soir tard car on risque de se faire agresser implique de se sentir moins libre. Ces contraintes pèsent sur toutes les femmes, qu’elles aient ou non été violées.

Comment lutter ?
Premièrement, commençons par admettre que nous avons tous et toutes intégré cette culture du viol à des degrés divers. Ensuite, la situation doit être envisagée dans sa globalité : de l’éducation des enfants au traitement médiatique des violences sexuelles, de nos représentations culturelles à la façon dont la langue véhicule la domination masculine. Des études montrent que, dès l’école primaire, les filles sont moins interrogées en classe ; leur réussite est attribuée à leur sérieux quand celle des garçons est vue comme une preuve de leur intelligence. Évidemment, cela ne crée pas une génération de violeurs mais entretient l’idée que les femmes comptent moins que les hommes. Il est urgent d’enseigner aux filles la confiance en soi, le libre choix, et de remettre en place les « ABCD de l’égalité » en les renforçant. Nous apprenons aux filles à ne pas être violées, apprenons aux garçons à ne pas violer.

Et une fois sortis de l’école ?
On ne peut continuer à ignorer que 98 % des violeurs sont des hommes. Dans les campagnes de prévention, les agresseurs potentiels doivent être la cible, pas les victimes. Par ailleurs, les journalistes ont une responsabilité en matière de violences sexuelles. Quand Paris Match publie, en 2010, un papier titré « Qui veut la peau de Roman Polanski ? », le journal insinue sans qu’aucun fait ne vienne étayer cette hypothèse, qu’il existe un complot contre Polanski… Pour ce qui est des productions culturelles, réfléchissons à ce qu’elles provoquent en nous. Arrêtons les hauts cris dès que paraît une critique sous l’angle du genre, il est tout à fait possible de contextualiser certaines œuvres en les accompagnant d’un appareillage critique. On a le droit par exemple de s’interroger sur la nécessité narrative des nombreux viols de la série Game of Thrones ! Combattons enfin cette idée pauvre selon laquelle l’égalité dans le rapport amoureux en affaiblirait la jouissance. Et rappelons que se contenter de rechercher chez sa ou son partenaire une absence de non est insuffisant : le oui doit être clair et net.

Certains évoquent le risque de relations hommes-femmes certes clarifiées mais aussi aseptisées…
Pourquoi le respect de l’intégrité des femmes serait-il un frein à une sexualité épanouie ? L’inventivité est excitante. Une femme qui affirme ses désirs, c’est érotique. Faisons preuve d’imagination au lieu de regretter le « bon vieux temps » ! C’est un défi très stimulant de repenser les processus de séduction entre hommes et femmes. Quant à ceux que seul excite l’incertain consentement de leur partenaire, espérons que la perspective de se retrouver aux Assises suffise à calmer leurs ardeurs.

Propos recueillis par Mathilde Blottière