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jeudi 5 septembre 2024 :: Permalien
Publié dans Politis, été 2024.
La grève des sardinières de Douarnenez fête ses 100 ans. Anne Crignon, autrice d’un ouvrage sur le sujet, nous raconte cette lutte féminine victorieuse.
Journaliste à L’Obs et pigiste à Siné Mensuel, la Bretonne Anne Crignon a écrit Une belle grève de femmes, paru chez Libertalia en mai 2023 et vendu à environ 15 000 exemplaires. S’appuyant sur de nombreuses archives, l’autrice mêle le récit de ce bras de fer des ouvrières surnommées péjorativement les Penn sardin (« tête de sardine » en breton) contre le patronat d’une industrie halieutique naissante à des témoignages, glanés par Anne-Denes Martin dans les années 1990. Pour le centenaire de cette lutte, des événements ont lieu cet été dans le Finistère et à l’automne.
Avez-vous des liens personnels avec cette lutte ? Pourquoi avoir décidé d’écrire sur les Penn sardin ?
Anne Crignon Le lien, c’est la ville de mon enfance, Concarneau, port de pêche finistérien comme Douarnenez. Toutes deux sont marquées par un passé communiste. J’ai grandi avec la légende des Penn sardin, du nom de la coiffe qu’elles portaient à l’usine. Ces événements sont survenus il y a cent ans tout juste. La mémoire de cette histoire s’efface. Mais, surtout, le terme de « Penn sardin » a tendance à se folkloriser. Le risque, c’est que la Penn sardin devienne un ornement local, entre le bol à prénom des faïenceries Henriot et la marinière Armor Lux. Par exemple, il y a cette image d’une sardine en redingote qui circule, dessinée par Benjamin Rabier, star de l’illustration au début du XXe siècle et qui a aussi dessiné « La Vache qui rit ». Bref, cette sardine est iconique mais il n’y a plus personne, ou presque, pour savoir qu’il s’agissait d’un logo des usines Béziers avec son patron détesté par les ouvrières car il était le plus dur, le plus méprisant. C’est la sardine patronale en quelque sorte. Faire le récit historique de la « grande grève », raconter en détail la vie des sardinières en 1924, c’était l’idée.
Pourriez-vous nous résumer les événements de cette lutte, en dates et avec les différents partis ?
Nous sommes en novembre 1924. Les sardinières triment dans des conditions telles que Charles Tillon, qui arrivera bientôt pour aider la grève – le Charles Tillon qui sera vingt ans plus tard commandant en chef des Francs-tireurs et partisans (FTP) –, dira que tout ce qu’il a lu de Zola lui « remonte sur le cœur ». Elles travaillent jour et nuit au rythme des arrivages de sardines. La chambre froide n’existe pas, alors il faut emboîter au plus vite ce petit poisson fragile.
Dès le déchargement, une contremaîtresse bat le rappel dans les ruelles du centre-ville : « Merc’h d’ar fritur ! » (« Les filles, à la conserverie ! » en breton, NDLR). Il faut alors rejoindre les vastes hangars, trop chauds l’été, glacials en hiver. On travaille douze ou quinze heures d’affilée. Les filles de friture, comme on disait, éprouvent dans leur corps ce que veut dire tomber de fatigue mais sont bien sûr payées une misère. Des fillettes entrent à l’usine dès l’âge de 8 ans.
L’espoir, c’est le Congrès de Tours de 1920, qui n’est pas loin, le communisme qui infuse en France. Douarnenez a été une des premières villes du pays à élire un communiste, Daniel Le Flanchec, qui œuvre avec les marins pêcheurs de son conseil municipal. Place de la Croix, centrale, névralgique, il y a une grande horloge où on affiche les proclamations de la mairie et les tracts du PC, qui sont de véritables cours de science politique et d’anticapitalisme. Les ouvrières se retrouvent là. De plus en plus, ça cause de la richesse des « riches heureux » qui se fait sur leur dos.
Pourquoi se soulèvent-elles ? Peut-on considérer qu’elles ont vaincu le patronat et/ou la préfecture de l’époque ?
Le 21 novembre 1924, dans une usine, un contremaître refuse de recevoir des femmes qui veulent lui parler de leur paie, de toutes ces heures en trop. Le refus est pris pour ce qu’il est : du mépris. Tout s’embrase. Elles débrayent et vont dans la ville appeler à la grève. Le maire, « Flanchec » comme on l’appelle, est avec elles. C’est le départ de six semaines et demie de grève. Plus de deux mille ouvrières marchent chaque jour sous la pluie et les neiges d’un hiver très froid. L’hymne, c’est « Pemp real a vo ! » (« 25 sous nous voulons, et aurons ! ») chanté sur l’air des lampions. Il y a une AG le soir sous les halles avec du renfort envoyé par la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), comme le jeune Tillon justement. Pour la petite histoire, elles cassent souvent leurs sabots sur les pavés mouillés, alors Flanchec organise une distribution gratuite de sabots à la mairie. Oui, elles ont vaincu le patronat, après pas mal de péripéties. Le préfet Desmars, elles n’ont pas eu à le combattre car il trouvait que les patrons de Douarnenez agissaient très mal.
Quel aspect de cette lutte vous a le plus marquée au fil de vos recherches ?
J’ai été frappée par la faculté de ces femmes à « trouver de la joie dans la misère », comme l’a raconté l’une d’elles à Anne-Denes Martin, une professeure de lettres qui, dans les années 1990, a eu l’idée d’aller recueillir les témoignages de Penn sardin jusque dans leur maison de retraite et d’en faire un livre. Cette « joie dans la misère », ça passait d’abord par le chant. C’était leur rituel. Elles chantaient en « emboîtant » – « emboîter » désignait tout leur savoir-faire d’ouvrières qualifiées : étêter, sécher, saler, etc. Elles chantaient des refrains populaires bretons, les drames de la mer, la guerre avec la Prusse, ou « Saluez riches heureux », un chant révolutionnaire prohibé dans les « fritures » [comme on appelait alors les conserveries, NDLR]. Elles mettaient aussi beaucoup de dignité à tenir impeccable leur logis minuscule, une pièce par famille, et à rentrer du lavoir avec leur modeste trousseau « blanc comme le linge des fées ». La messe, c’était la fête, l’occasion de porter un chapeau. Leur coquetterie est légendaire et, d’ailleurs, l’odeur âcre de l’usine qui imprégnait leurs vêtements, ça les contrariait beaucoup. Le samedi, pour la messe, elles troquaient l’habit breton pour un tailleur et un chapeau.
Comment peut-on expliquer la violence de toute cette histoire ?
À l’époque, ces patrons se croient tout permis. Les plus riches sont affiliés au Syndicat libre, lui-même affilié au tout-puissant Comité des forges, ennemi déclaré du prolétariat. Le Syndicat libre a son siège rue Bonaparte à Paris, au 54. C’est une foire à tout pour les capitalistes embêtés avec les syndicats. On peut louer des briseurs de grève, alors les patrons de Douarnenez ont fait ça. Une fois ces mercenaires en ville, tout a dégénéré le 1er janvier 1925, quand ils ont tiré sur Flanchec.
La ville de Douarnenez porte-t-elle des traces de cette lutte ?
La « grande grève » fait partie de l’identité de la ville, au beau sens du terme. Et puis, cette mairie que Flanchec avait transformée en sorte d’« arche de Douarnenez » avec une salle pour le comité de grève, une autre pour la cantine populaire, une autre pour Tillon qui vivait dans les combles, eh bien, c’est aujourd’hui la Maison Charles-Tillon. Beau clin d’œil à un homme tant aimé par ici que les Penn sardin l’avaient surnommé Tillonig (« petit Tillon »).
Si Zola a (presque) failli écrire sur cette région, comment expliquer qu’il y ait renoncé ?
Il y avait au XIXe siècle au fond de la Bretagne la même misère qu’en 1924. En 1883, Émile Zola est venu avec sa femme. Le coin ne lui a pas plu. Il l’a trouvé d’une « sauvagerie inquiétante », alors il est parti. Deux ans plus tard, il publiait Germinal. Le petit soldat qui garde la mine de Montsou vient de Plogoff : voilà ce que Zola a gardé du Finistère.
Quel est l’héritage de cette lutte dans le courant féministe actuel ? En quoi cette lutte est féminine et non féministe ?
Les Penn sardin manquaient de tout. Elles coupaient le café avec de la chicorée quand elles n’utilisaient pas le marc de la veille. Alors, quand Lucie Colliard, de la CGTU elle aussi, leur parlait du féminisme, ça leur passait un peu par-dessus la tête, forcément. Notre siècle peut-il a posteriori déclarer « féministes » les Penn sardin ? C’est toute la question.
Propos recueillis par Guy Pichard