Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
> Sur Tolkien avec William Blanc dans Reporterre
lundi 13 janvier 2020 :: Permalien
Publié sur Reporterre, 24 décembre 2019.
J.R.R. Tolkien, le célèbre auteur du « Seigneur des anneaux », était un ardent défenseur de la nature contre les ravages de l’industrialisation. À l’occasion de l’exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu », Reporterre vous emmène à la découverte d’un pan méconnu de la personnalité de cet écrivain à l’imaginaire foisonnant.
« Quand j’étais au collège, mes amis et moi marchions des heures dans le Vercors en nous racontant qu’une quête nous était dévolue, comme dans Le Seigneur des Anneaux. » (Zoé, 25 ans, chargée de campagne dans une ONG environnementale). « Quand nous avons acheté la maison, le jardin était dans un état catastrophique. J’y ai planté un carré d’herbes aromatiques et médicinales, que j’appelle mon jardin d’Ithilien. » (Abigaïl, 40 ans). « Mon oncle, qui m’a ouvert à l’écologie, habite près de Dieulefit, dans la Drôme. J’ai toujours appelé ce coin La Comté. » (Patrick, dessinateur, 57 ans). Pour de nombreux écologistes, John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973), l’auteur britannique du Hobbit (1937) et du Seigneur des anneaux (1954-1955), est un véritable compagnon de route. Pourtant, la dimension profondément écologiste de son œuvre est rarement mise en avant. À l’occasion de la grande exposition qui lui est consacrée à la Bibliothèque nationale de France (BNF), jusqu’au 16 février 2020 à Paris, Reporterre s’est offert une escapade à travers les collines et sous les frondaisons de la Terre du Milieu.
Nul besoin d’avoir lu l’intégralité de l’œuvre pour comprendre à quel point Tolkien est nostalgique de la vie rurale ; les premières pages du Seigneur des anneaux suffisent. « Les trois premiers chapitres du Seigneur des Anneaux sont déroutants : aucune action, mais une description par le menu des Hobbits et de leur pays, La Comté, où l’on ne travaille pas beaucoup, où il n’y a pas d’armée et presque pas de pouvoir politique, où la nature est omniprésente sous forme de jardins bien entretenus, raconte William Blanc, historien et auteur de Winter is coming. Une brève histoire politique de la fantasy (éd. Libertalia, 2019). Quand j’étais jeune, je me souviens les avoir lus très vite. Mais en réalité, ils sont extrêmement importants : Tolkien y décrit son utopie champêtre. »
« Une incarnation de la nature, une célébration joyeuse de la vie naturelle »
Utopie mise à mal par une industrialisation galopante. Dans Le Seigneur des anneaux, Saroumane, magicien corrompu par le seigneur des Ténèbres, Sauron, coupe tous les arbres de sa forteresse de l’Isengard pour alimenter des forges destinées à la fabrication d’armes. Sylvebarbe, un gardien des arbres de la forêt qui jouxte l’Isengard, le décrit comme ayant « un esprit de métal et de rouages ; et il ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles lui servent pour le moment ». Après avoir été chassé de l’Isengard, Saroumane s’aventure dans La Comté, qu’il entreprend d’industrialiser à son tour, en forçant ses habitants à couper des arbres et à construire des usines de briques, dont les cheminées laissent échapper une fumée noire. « Cela correspond à la destruction de l’utopie originelle, analyse William Blanc. C’est un chapitre important pour Tolkien, qui l’évoque dans la préface de la nouvelle traduction française du Seigneur des anneaux. Il insiste sur le fait que la guerre de l’Anneau a fait des dégâts, que les choses ne redeviendront jamais comme avant. »
Mais l’œuvre de Tolkien va au-delà d’une simple critique de l’industrialisation. Les terres sauvages succèdent aux territoires habités et cultivés. Partout, les éléments naturels sont présents, extrêmement variés et précisément décrits. « On trouve plus de soixante espèces de plantes dans Le Seigneur des anneaux — sans compter au moins huit espèces inventées —, ce qui reflète le goût tout particulier de Tolkien pour la flore. Mais ce sont les arbres qui occupent une place centrale, écrit Patrick Curry, auteur de l’ouvrage Defending Middle-Earth : Tolkien, Myth & Modernity, éd. St Martin’s Press, 1997) et d’un article consacré à la nature chez Tolkien. Le récit fait une place à la géologie, aux écosystèmes et aux biorégions, à la faune et à la flore, aux saisons et au temps, au Soleil, à la Lune, aux planètes et aux étoiles. »
C’est une créature étrange, à la fois amicale, puissante et drôle, Tom Bombadil, qui volera à leur rescousse. « Dans l’esprit de Tolkien, Bombadil est une incarnation de la nature, une célébration joyeuse de la vie naturelle », précise Vincent Ferré, spécialiste français de Tolkien et commissaire de l’exposition à la BNF. Mais quand Frodon demande à Baie d’or, la fille de la rivière qui partage sa maison, si la Vieille Forêt appartient à ce « gai Tom », elle répond que non : « Ce serait assurément un fardeau. Les arbres, les herbes et toutes les choses qui poussent et qui vivent dans cette terre n’appartiennent qu’à eux-mêmes. »
« Et parmi les plantes, j’aime tellement les arbres : ils grandissent si lentement, ils tombent si vite »
Mieux, les éléments naturels peuvent s’organiser pour se défendre. C’est le cas des Ents, qui finissent par se soulever contre Saroumane et sa forteresse de l’Isengard. Les Ents ont été créés après que Yavanna, une Valar (sorte de divinité), se soit inquiétée du sort des arbres – « Les kelvar [les animaux et tous les êtres vivants qui se déplacent] peuvent s’enfuir ou se défendre, alors que les olvar, qui poussent dans la terre, en sont incapables. Et parmi les plantes, j’aime tellement les arbres : ils grandissent si lentement, ils tombent si vite, et ceux qui ne paient pas leur tribut en portant des fruits ne sont pas regrettés longtemps. Voilà ce que je pense. Que les arbres puissent parler pour tout ce qui a des racines, et punir ceux qui leur font du tort ! ». Ce à quoi Manwë, une autre divinité, a répondu qu’il y aurait « des Gardes dans les forêts pour s’occuper des arbres ». « Même si cette figure des arbres animés a été régulièrement reprise ensuite, les Ents sont vraiment une invention de Tolkien, souligne William Blanc. Quand ils s’attaquent à l’Isengard pour s’opposer au saccage de la forêt commis par Saroumane et ses orques, c’est la nature qui se défend. » « Tolkien renvoie ainsi ses lecteurs à la nature animée, sensuelle et infiniment complexe dans laquelle les humains ont vécu pendant près de 100 000 ans, jusqu’à ce que la vision occidentale moderne de la nature perçue comme un ensemble de “ressources” quantifiables, inertes et passives, ne commence à faire des ravages, il y a 400 ans (seulement) », insiste Patrick Curry dans son article.
D’où vient cette vision profondément écologiste de Tolkien ? Né en Afrique du Sud, l’auteur a grandi à Sarehole, au sud de Birmingham. Il perdit son père en 1896 et décrivit son enfance en compagnie de sa mère dans ce hameau comme un moment enchanté de proximité avec la nature. Puis sa mère mourut à son tour en 1904 et le jeune homme déménagea à Birmingham. « La Grande-Bretagne était alors le pays le plus industrialisé d’Europe, décrit Vincent Ferré. Partout, l’industrie métallurgique, les machines, le bruit, les fumées, la saleté. Nous, Français, n’imaginons pas le choc qu’a été pour les Anglais de la génération de Tolkien la destruction très rapide de la nature au profit de la modernité industrielle. »
Tolkien n’est d’ailleurs pas le premier auteur merveilleux à s’attaquer à ce processus. « La fantasy a toujours été un genre technocritique, dit William Blanc. Au XIXe siècle, les préraphaélites se sont fascinés pour le Moyen-Âge, en réaction à l’industrialisation. Parmi eux, le socialiste britannique William Morris (1834-1896) va écrire les premiers romans de fantasy. Il est encore très peu connu en France, même s’il commence à être lu par des mouvements décroissants. Proche des anarchistes, il rejette l’industrialisation et lui préfère une utopie champêtre peuplée d’artisans. Car les artisans sont libres de créer des objets uniques ; l’industrie, elle, aliène l’homme, condamné à enchaîner des gestes répétitifs en respectant une cadence imposée. Il a énormément influencé Tolkien. »
S’ensuit le profond traumatisme de la Première Guerre mondiale. Tolkien fut mobilisé et se retrouva pendant l’été 1916 sur le front de la Somme avec deux camarades de son école. Il fut le seul à en revenir, affaibli par une grave fièvre des tranchées. « À son retour, il écrivit son premier conte, qui prend place en Terre du Milieu. La Chute de Gondolin décrit la destruction d’un royaume elfique caché par le Valar Melkor. Les dragons sont décrits comme des êtres de métal qui laissent échapper des orques — on comprend vite qu’il s’agit de chars. La dénonciation de la guerre industrielle est très forte », décrit William Blanc. Devenu professeur à Oxford, Tolkien voit dans la Seconde Guerre mondiale la confirmation que le monde moderne et industriel court à sa perte. « Il y a seulement un point positif : l’habitude grandissante qu’ont les hommes mécontents de dynamiter les usines et les centrales électriques ; j’espère que cela, maintenant que c’est encouragé comme un acte de “patriotisme”, pourra rester une habitude ! Mais cela ne sera aucunement profitable si ce n’est pas universel », écrivit-il le 29 octobre 1943 à son fils Christopher, lui-même engagé dans la Seconde Guerre mondiale. « Donc, la Première Guerre des Machines semble toucher à son dernier chapitre, sans conclusion — en laissant, hélas, tout le monde plus pauvre, beaucoup dans le deuil ou blessé, et des millions, morts ; et une seule chose qui triomphe : les Machines. Puisque les serviteurs des machines deviennent une classe privilégiée, les Machines vont être infiniment plus puissantes. Que vont-elles faire ensuite », s’interrogea-t-il dans une autre lettre adressée à son fils le 30 janvier 1945. « On s’est fait de Tolkien une image de vieux prof vénérable, mais il était révolté par ce qu’il voyait, commente William Blanc. Pour lui, l’industrie détruisait le monde, et il abhorrait par-dessus tout l’industrie guerrière. »
Les graines plantées par l’œuvre de Tolkien ont poussé
L’exploitation industrielle des humains et de la nature heurte de plein fouet sa foi catholique. « Il a été très influencé par son catholicisme romain et sa connaissance des injonctions bibliques selon lesquelles l’humanité doit prendre soin de la Terre en tant qu’intendante de la Création », estime Jonathan Evans. Ce n’est pas un hasard si le véritable héros du Seigneur des Anneaux, le Hobbit Sam, est jardinier. À l’inverse, Saroumane est pointé du doigt pour avoir fabriqué ses propres soldats, des créatures particulièrement répugnantes baptisées « ourouk-hai », capables de courir au soleil contrairement aux orques. « Je me demande ce qu’il a fait. Sont-ce des hommes qu’il a dégradés ou a-t-il métissé la race des orques avec celle des hommes ? Ce serait là un noir méfait ! », juge l’Ent Sylvebarbe. « À l’origine, les orques sont des créatures fabriquées par le maléfique Melkor, rappelle William Blanc. Selon les versions, le procédé de fabrication diffère, mais il s’agit toujours d’une nature pervertie et tordue. Melkor, comme Saroumane, sont des savants fous, et leurs créatures des sortes de Frankenstein semi-vivants conçus pour détruire. Pour Tolkien, qui était catholique, la nature est une Création et ce qui va venir la pervertir, notamment la technologie, c’est le mal. »
Catholique ou pas, cette critique de l’industrialisation massive n’a pas échappé aux écologistes de l’époque, qui ont été nombreux à adopter Tolkien comme égérie. Dans son ouvrage Winter is coming, William Blanc s’est amusé à les lister. Sur les campus, les étudiants étasuniens opposés à la guerre du Vietnam s’identifient aux Hobbits. Dans ses mémoires, David MacTaggart, l’un des fondateurs de Greenpeace, raconte qu’il lisait Le Seigneur des anneaux alors qu’il se rendait dans le Pacifique pour tenter de bloquer les essais nucléaires français à Mururoa : « Je ne pouvais pas m’empêcher de faire des parallèles entre notre propre fraternité et la dure quête des Hobbits au milieu des landes volcaniques du Mordor, fief du seigneur des Ténèbres, qui vivait dans sa forteresse entouré de guerriers féroces, son Œil maléfique scrutant sans cesse à la recherche d’intrus. » La France n’échappera pas au phénomène. « Les références à Tolkien dans les mouvements écolos vont arriver plus tard, à la fin des années 1960. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Tolkien est traduit en français entre 1969 et 1972, à un moment où l’on s’inquiète de la disparition du monde paysan. »
Depuis, les graines plantées par l’œuvre de Tolkien ont poussé, donnant naissance aux multiples ramifications d’une fantasy empreinte de questionnements écologistes. « La critique de l’industrialisation est restée un thème sinon le thème de ce genre littéraire, affirme William Blanc. Prenons Astérix, que personne ne classe dans la fantasy alors que c’est bien de cela qu’il s’agit : le parallèle entre le dernier village gaulois et La Comté est évident. Dans l’album Le Domaine des dieux, les Romains veulent détruire une forêt pour construire un complexe hôtelier romain. Et Idéfix pleure quand on arrache un arbre ! » La série de romans de fantasy de George R. R. Martin Le Trône de fer, dont l’adaptation en série télévisée a rencontré un succès colossal, ne fait pas exception, avec une nouveauté : ce n’est plus d’industrialisation qu’il s’agit – le processus est déjà irrémédiable –, mais bel et bien de changement climatique – avec la métaphore de « l’hiver qui vient ».
Émilie Massemin