Le blog des éditions Libertalia

Sur les traces de Jack London 4/4

jeudi 21 juillet 2016 :: Permalien

Oakland, le First and Last Chance Saloon

Retour vers San Francisco. En route, petite étape par Berkeley, apaisé campus qui fut l’épicentre de la contestation dans l’après-68, puis arrêt à Oakland. C’est dans cette ville portuaire posée de l’autre côté de la baie qu’a grandi le Frisco Kid. Il y a beaucoup lu, écumant les rayons de la bibliothèque municipale, on l’y a allègrement exploité quand, tout jeune, il s’échinait dans une conserverie, il y a trouvé la matière de plusieurs de ses récits, relatant notamment son expérience de pilleur d’huîtres puis de flic dans la Fish Patrol au temps d’avant le Klondike (1897), où il ne passa qu’un an, mais dont il rapporta White Fang (Croc-Blanc), Call of the Wild (L’Appel de la forêt), To build a fire (Construire un feu) et tant d’autres célébrissimes textes.
Face à l’actuel port de plaisance, dans un décor résolument moderne et laid, se trouve le dernier stigmate de la ville prolétaire du XIXe siècle : un bistrot d’une quarantaine de mètres carrés, le First and Last Chance, le fameux « Cabaret de la dernière chance ». Le comptoir tangue dangereusement, le sol n’est plus plat depuis longtemps et, dans ce décor en bois, on se croirait sur un baleinier cher à Melville. Si l’auteur de Moby Dick n’y a jamais traîné ses guêtres, d’autres romanciers des grands espaces et de l’aventure y ont tombé quelques verres, notamment Ambrose Bierce et Robert Louis Stevenson.
John Barleycorn (1913) est le dernier grand récit de London, il y relate son long parcours d’alcoolique, de la première bière à l’âge de 5 ans aux dernières années au cours desquelles il n’arrivait plus à écrire ses mille mots quotidiens sans avaler quelques verres de whisky dès l’aube. Dans cet original roman de la déchéance, il cite à 17 reprises le First and Last Chance. C’est là qu’il apprit la convivialité, qu’il dilapida ses salaires, qu’il fut nommé « prince des pilleurs d’huîtres ». En ce lieu ouvert en 1883 sévissait Johnny Heinold, un tenancier capable de prodigalité qui aida l’auteur à reprendre ses études, lui avançant les frais de scolarité. En ce temps-là, le jeune John (dit « Jack ») frappait vite et fort, brûlait le dur (voir le récit The Road, « La Route ») et ne s’embarrassait pas de la bienséance.
On aurait pu croire que ce bistrot antique conservé au cœur d’un quartier entièrement reconstruit ferait figure de musée, surprise, il n’en est rien. On y vient boire une bière, un bourbon ou un verre de vin. Si le merlot est définitivement trop sucré, la bière ambrée vaut le détour. Et la clientèle locale n’a rien d’aseptisée : gueules cassées, tatoués et rockeuses, ou employés de bureau venant s’en jeter un après le boulot, on vient d’abord ici pour boire un coup. Mais le serveur ne manque pas de rappeler aux quelques curieux que London était familier des lieux, et qu’il y fit en quelque sorte ses classes puisqu’il y écrivit le synopsis de Call of the Wild et de The Sea Wolf (ne pas rater l’adaptation en BD, par Riff Reb’s, du Loup des mers !). Dans ce décor chaleureux, il est temps de réinventer le monde.

Nicolas Norrito