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mercredi 4 mai 2022 :: Permalien
Publié sur le blog des Clionautes, le 14 avril 2022.
Dimitri Manessis et Jean Vigreux ont été conduits à s’intéresser à la vie et à l’engagement résistant d’un jeune footballeur français d’origine italienne au talent exceptionnel, Rino Della Negra.
Dimitri Manessis est docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au laboratoire LIR3S, de l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Sa thèse, Les secrétaires régionaux du Parti communiste français (1934-1939), Du tournant antifasciste à l’interdiction du Parti, vient d’être publiée aux Éditions universitaires de Dijon avec une préface de Jean Vigreux sous la direction duquel la thèse a été réalisée.
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, Jean Vigreux est un historien du mouvement social, du Parti communiste et de la Résistance. Sa thèse sur Waldeck Rochet (Waldeck Rochet, du militant paysan au dirigeant ouvrier, sous la direction de Serge Berstein, puis son étude sur le communisme rural intitulée « La Faucille après le marteau » l’ont conduit à travailler sur l’histoire du communisme rural et sur la politisation des campagnes. Succédant à Serge Wolikow, il est actuellement directeur de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de Dijon. Il est l’auteur d’une récente histoire du Front populaire, historiographiquement novatrice, publiée sous le titre L’échappée belle. Il est l’auteur du volume Croissance et contestations 1958-1981 dans l’Histoire de la France contemporaine au Seuil, le coauteur d’une Histoire du Parti communiste et l’auteur d’une Histoire du Congrès de Tours. Il est aussi un spécialiste de l’histoire de la Résistance, particulièrement dans la Nièvre et dans le Morvan : il a rédigé une solide préface historiographique qui ouvre la réédition de la thèse de Jean-Claude Martinet, Histoire de l’Occupation et de la Résistance dans la Nièvre. Il est le fils de l’historien Marcel Vigreux, cofondateur avec l’historien Jean-René Suratteau de l’Association pour la Recherche sur l’Occupation et la Résistance en Morvan (ARORM), puis du musée de la Résistance de Saint-Brisson. Après en avoir été le président, il est le conseiller historique de l’association « Morvan, Terre de Résistances – ARORM », qui réunit depuis 2014, le musée de la Résistance en Morvan installé dans la Maison du Parc naturel régional du Morvan à Saint-Brisson, les Chemins de mémoire aménagés dans le massif et le mémorial de Dun-les-Places, inauguré par le président de la République en juin 2016.
Une étude documentée, croisant divers champs historiographiques, rigoureuse et attachante.
Historiens de la gauche et du mouvement social, sans doute amateurs de football, Dimitri Manessis et Jean Vigreux ont été conduits à s’intéresser à la vie et à l’engagement résistant d’un jeune footballeur français d’origine italienne au talent exceptionnel, Rino Della Negra, exécuté avec les autres membres du Groupe Manouchian au Mont Valérien, le 21 février 1944, après plusieurs mois d’intense activité résistante armée au sein des FTP-MOI. Ils y consacrent un livre très documenté, installé au croisement de plusieurs champs historiographiques, rigoureux et attachant.
Étude documentée par une recherche dans de nombreux dépôts d’archives, municipaux, départementaux et nationaux : Archives nationales, Service historique de la Défense (Vincennes), archives de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG, Caen), archives de la préfecture de Paris, archives de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. À cette documentation s’ajoutent des archives privées très riches et les comptes rendus de nombreux entretiens. Les pages consacrées à la sitographie et à la bibliographie thématique confirment l’ampleur de la recherche.
Étude touchant à plusieurs champs historiographiques : l’histoire de la Résistance et de sa répression, particulièrement celle des FTP et du groupe Manouchian ; l’histoire politique et sociale ; l’histoire des migrations et de l’émigration antifasciste italienne en particulier ; l’histoire du sport et du football ; l’histoire de la mémoire, en particulier celle de l’Affiche rouge.
Étude rigoureuse, structurée en quatre parties, « Jeunesse et éclosion d’un jeune footballeur », « Réfractaire, clandestin et lutte armée », « De l’arrestation à l’exécution, le procès de l’Affiche rouge », « Mémoires », déclinées chacune en paragraphes explicites dotés de notes infrapaginales et complétées par un carnet photo, une solide bibliographie et un index.
Étude attachante enfin, parce que les auteurs savent nous faire partager la profonde empathie qu’ils ont pour ce jeune homme dont on sent qu’il est bien plus pour eux qu’un objet d’étude, footballeur doué au seuil d’une grande carrière, heureux de vivre et amoureux de la vie, et qu’ils ont au-delà pour la classe ouvrière de la banlieue rouge au temps du Front populaire. Attachante aussi pour le message très actuel qu’elle porte sur l’accueil, l’intégration, le vivre-ensemble et le progrès social.
Jeunesse et éclosion d’un footballeur
Rino Della Negra est né à Vimy (Pas-de-Calais) en 1923. Ses parents, originaires du Frioul, sont arrivés en France lorsque le fascisme s’installait en Italie et font partie des 6 500 Italiens installés dans le Pas-de-Calais en 1926. Son père travaille à la briqueterie qui participe alors à la reconstruction des territoires dévastés par la Grande guerre. Quand le travail vient à manquer, en 1926, la famille s’installe à Argenteuil où les Italiens sont nombreux. Bon élève, Rino obtient son certificat d’étude et partage les loisirs de son époque avec ses copains, au premier rang desquels, le football. « Cette petite Italie au cœur d’Argenteuil n’est pas seulement un îlot de solidarité et de fraternité, c’est aussi un cadre de politisation, un lieu de combat social et antifasciste […]. Le Parti communiste français, qui mène un intense travail politique au sein des milieux ouvriers issus de l’immigration, trouve ici un terreau favorable à ses discours et à son action. » Le maire élu en 1935 soutient le Front populaire ; « Argenteuil est un laboratoire municipal du Front populaire où l’éducation, les loisirs et le sport deviennent des vecteurs de socialisation des habitants ». L’enfance de Rino Della Negra se déroule dans un milieu marqué par l’antifascisme et l’attrait pour le sport. Il devient ouvrier à 14 ans, est confronté aux grèves, aux licenciements, au départ de ses amis pour les Brigades internationales. En 1938, Rino obtient la naturalisation française. De 1940 à 1942, il est ouvrier et vit dans le milieu italien d’Argenteuil.
« Le football est au cœur de sa vie, sa passion, non seulement pour le jeu mais aussi pour l’esprit d’équipe et de camaraderie. » Il joue dans un club affilié à la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), créée en 1934 dans l’élan unitaire du Front populaire, avec un objectif d’éducation citoyenne, démocratique et laïque. Rino est un grand sportif qui fait aussi de l’athlétisme, spécialement mais pas seulement de la course de vitesse. Dans la mesure où il court le 100 mètres en onze secondes, c’est un ailier droit d’exception. Sous le régime de Vichy, le club change de nom, adopte les principes de la Révolution nationale, se plie à la nouvelle organisation du sport, mais Rino continue à jouer au foot ! Au début de la saison 1943-1944, c’est la consécration : Rino est recruté par le Red Star Olympique de Saint-Ouen, vainqueur de la Coupe de France 1942. Réfractaire au Service du travail obligatoire dès janvier 1943, clandestin puis résistant, muni de faux papiers, il continue à s’entraîner et à jouer… sous son vrai nom dans deux clubs différents, sans jamais être repéré !
L’engagement dans la résistance communiste armée
Rino Della Negra refuse d’obéir à sa convocation pour le Service du travail obligatoire et entre dans la clandestinité en février 1943. Caché chez des amis arméniens, il entre en contact avec les FTP (Francs-tireurs et Partisans, bras armé du Front national, organisation de résistance fondée par le Parti communiste) et avec la MOI (Main-d’œuvre immigrée, organisation de résistance communiste au sein des travailleurs étrangers). Il ne veut ni couper les liens avec sa famille (qui cependant ignore son activité résistante), ni cesser la pratique du football, ce qui le conduit à ne pas respecter les consignes de sécurité les plus fondamentales. Entre février et mai-juin 1943, il fait partie des FTP d’Argenteuil avec lesquels il participe à plusieurs actions. Les FTP d’Argenteuil sont en effet un groupe actif qui a mené plus de 25 actions entre 1941 et 1944. Il distribue des tracts, récupère des armes et effectue des sabotages. Il participe à trois attaques, contre des gendarmes allemands, contre un groupe d’Allemands et contre un cercle de l’armée allemande. Il est ensuite recruté au sein du 3e détachement italien de la FTP-MOI. Sous le contrôle de Missak Manouchian, ses principales actions eurent lieu en juin 1943 : attentat contre le général Von Abt, le 4 juin ; attaque du siège central du Parti fasciste italien, le 10 juin ; attaque de la caserne Guynemer à Rueil, le 23 juin. Le mode opératoire est toujours le même : les membres du groupe utilisent des pistolets automatiques puis s’enfuient sur des bicyclettes volées quelques jours auparavant, sous la protection de guetteurs à bicyclette. Deux attaques nécessitent l’usage d’engins explosifs et de grenades. En septembre 1943, il participe encore à plusieurs actions. Il est désormais un élément moteur du 3e détachement italien de la FTP-MOI.
Sa dernière action eut lieu le 12 novembre 1943. Ils sont sept sur les 12 membres du 3e détachement à participer à une attaque contre un convoyeur de fonds allemand. Rino Della Nigra et Robert Witchitz forment le groupe d’attaque qui fait feu et les autres assurent leur protection. Un convoyeur est tué, l’autre s’enfuit ; une fusillade éclate, Rino est blessé. Repéré quelques heures plus tard, il est à nouveau blessé et arrêté. Conduit à la Salpêtrière, il est ensuite emprisonné au Cherche-Midi, puis à Fresnes. Les autres membres du commando et du 3e détachement sont appréhendés le jour même à leurs domiciles par des policiers des Brigades spéciales.
Interrogés, torturés, les résistants sont tombés dans les filets de la BS2 (Brigades spéciale « antiterroriste » n° 2, commandée par le commissaire Hénoque) qui les avait infiltrés et avait connaissance de l’attentat à venir. Depuis le mois d’octobre, tout le groupe était surveillé par ces redoutables policiers aux méthodes terriblement efficaces. Le 16 novembre 1943, Missak Manouchian et Joseph Epstein sont arrêtés. Ce sont 21 combattants qui tombent à l’automne 1943, 68 durant l’année 1943.
Le procès de l’Affiche rouge et l’exécution des 23 membres du groupe Manouchian
À partir de ce moment, l’enquête sur Rino Della Negra se confond avec une analyse du procès des membres du groupe, bien connue mais ici enrichie par un recul historiographique. Rino est interrogé sur son lit d’hôpital à La Salpêtrière. Ce séjour explique sans doute que sa photo ne figure pas sur l’Affiche rouge car les résistants du groupe sont photographiés entre le 15 et le 22 novembre.
24 résistants du groupe sont traduits devant la cour martiale allemande, les autres sont déportés. Des archives accessibles depuis peu au SHD de Vincennes permettent de préciser que le procès s’est déroulé du 15 au 18 février 1944, à huis clos, dans une salle de l’hôtel Continental. C’est un « procès spectacle », plus expéditif qu’on ne l’a cru pendant longtemps, orchestré par une propagande massive. Les 24 accusés sont condamnés sans possibilité de faire appel. La presse collaborationniste reprend servilement et intégralement une note de propagande fournie par l’Office français d’information du gouvernement de Vichy. « Il s’agit de discréditer les menées “terroristes” et de louer les opérations de maintien de l’ordre orchestrées conjointement par l’occupant et les troupes françaises sous la direction de Joseph Darnand. »
Avant d’être fusillé, Rino, comme ses camarades, envoie deux lettres à sa famille, l’une à son frère, l’autre à ses parents. Les auteurs ont retrouvé dans les archives familiales l’original de ce courrier qui « offre un souffle impressionnant d’amour et de joie de vivre, alors qu’il sait que sa vie se termine, n’ayant même pas 20 ans ». L’analyse de ces lettres permet aux auteurs de « retisser le fil des relations d’un jeune homme. Le réseau essentiel et primordial de sa famille, puis celui, indéfectible, de ses amis, mais aussi les liens d’un jeune espoir du football qui venait de signer au prestigieux club du Red Star. » Il est fusillé avec ses camarades le 21 février 1944.
En 2009, Serge Klarsfeld a retrouvé les photographies de cette exécution du groupe Manouchian. Elles ont été prises clandestinement pas un jeune sous-officier de la Feldgendarmerie. Ce sont les seules photographies connues des exécutions au Mont-Valérien.
Olga Bancic, la seule femme du groupe, fut déportée et guillotinée en Allemagne. Après leur exécution au Mont-Valérien, les corps furent acheminés au cimetière d’Ivry-sur-Seine où ils furent enterrés sans cercueil, anonymement, avec interdiction aux familles d’y déposer des fleurs et de venir s’y recueillir. Les parents de Rino reçurent les habits de leur fils exécuté ; la veste était trouée de balles et tachée de sang.
L’affiche éditée par le Centre d’études antibolcheviques, financé par la Propaganda Abteilung, passée à la postérité sous le nom de « l’Affiche rouge », visait à détacher l’opinion publique de la Résistance et à instiller la peur. Reprenant tous les codes de la propagande nazie, elle est publiée à 15 000 exemplaires auxquels s’ajoutent de nombreux tracts et brochures. Tous les arguments xénophobes, antisémites et anticommunistes sont utilisés par la propagande allemande pour discréditer la Résistance aux yeux de l’opinion. Elle n’y parviendra pas.
Mémoires
Dans la dernière partie, les auteurs montrent que « le souvenir de Rino Della Negra se fond en grande partie dans le processus mémoriel des FTP-MOI et plus largement du PCF, sans oublier celui de son dernier club de football, le Red Star de Saint-Ouen, mais aussi du monde politique de la région Ile de France ».
Dès 1945, la mémoire des résistants du groupe Manouchian est honorée au cimetière d’Ivry, où la municipalité communiste organise une grande cérémonie le 25 février, qui « participe à enrichir la mémoire rouge de la ville d’Ivry ». Les parents de Rino font rapatrier la sépulture de leur fils au cimetière d’Argenteuil, dès la fin de 1944. Il est inhumé au sein du carré des « morts pour la France ». Respectant les vœux de Rino dans sa dernière lettre, ses proches organisent un grand repas. Ses parents entreprennent les laborieuses démarches visant à faire reconnaître les droits posthumes de leur fils, et à lui faire attribuer diverses décorations.
« Les commémorations au sein de la galaxie communiste prennent aussi une dimension sportive. En hommage à Rino Della Negra, dès le mois de septembre 1944, la FSGT reconstituée met en place un tournoi de football baptisé du nom du jeune martyr. » Le club olympique municipal d’Argenteuil organise lui aussi une « coupe Della Negra ». La mémoire du groupe Manouchian est entretenue par le Parti communiste qui commande en 1955, un poème à Louis Aragon. Ce sera l’Affiche rouge, qui devint en 1961, l’un des plus grands succès de Léo Ferré.
En 1985, le film Des terroristes à la retraite, s’en prend au PCF accusé d’avoir trahi le groupe Manouchian ; il est aujourd’hui « avéré que ces accusations sont fausses ». Élu sénateur des Hauts-de-Seine en 1995, Robert Badinter « a su faire réinscrire le Mont-Valérien comme un lieu de mémoire national ». Imaginée par Pascal Convert, une énorme cloche de bronze est construite et inaugurée en 2003, sur laquelle sont gravés les 1 008 noms de tous les résistants fusillés en cet endroit. Parmi eux, celui de Rino Della Negra et de ses camarades.
Les auteurs montrent que la mémoire de Rino Della Negra repose sur des lieux, des dates précises et différents acteurs, elle est « territorialisée ». Des plaques ou stèles commémoratives sont inaugurées, des commémorations sont organisées à Vimy, sa ville natale ; à Argenteuil où il vécut et où sa mémoire subit les aléas des changements de majorité municipale ; à Saint-Ouen où sa mémoire repose sur le club de football. Dans cette ville les supporteurs s’organisent pour obtenir la reconnaissance de Rino Della Negra comme partie intégrante de l’histoire du club, en particulier en faisant donner son nom à une tribune du stade, ce qui est presque fait aujourd’hui. C’est ici que la mémoire de Rino est la plus vive, au sein de ce club populaire, lié à l’histoire de la banlieue rouge.
Pour « penser la France plurielle » avec nos élèves
Intenses sont les résonances actuelles du destin de ce jeune Français dont les parents immigrèrent en France et participèrent à sa reconstruction, qui s’engagea et mourut au nom d’un idéal de liberté. Des étrangers ou immigrés sont morts pour la France, « nation qui les a accueillis et qui représentait un horizon universaliste et émancipateur pour de nombreux réfugiés fuyant les pogroms, le racisme ou les persécutions politiques ». L’itinéraire de Rino Della Negra s’inscrit « dans la longue histoire des enfants d’immigrés, celle des classes populaires et des banlieues », et « invite à penser la France plurielle ». On voit tout l’intérêt que cet ouvrage peut avoir pour les professeurs d’histoire que nous sommes, et combien il pourrait intéresser des élèves dont par ailleurs beaucoup ne sont pas insensibles au football. Pour un prix modique, au format de poche, existant en format numérique, les Centres de documentation de nos établissements ne devraient pas manquer d’en faire l’acquisition.
Joël Drogland