Le blog des éditions Libertalia

Ma Guerre d’Espagne à moi, sur Dissidences

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Ma Guerre d’Espagne à moi sur Dissidences (juillet 2015).

Extirpée du tas de boue et de terre sous lequel elle avait été ensevelie à la suite du bombardement de sa tranchée sur le front de Madrid, ayant réussi à s’échapper par miracle de la cathédrale de Sigüenza où s’étaient barricadés les derniers défenseurs de la ville, Mika Etchebéhère est une miraculée, une survivante. Cette femme « comme il en existe peu », pour reprendre les mots de Julio Cortázar, a eu la bonne idée d’écrire ses Mémoires, publiés une première fois chez Denoël en 1976, réédités chez Actes Sud en 1998, et opportunément remis à notre disposition par les éditions Milena et Libertalia, dans une version enrichie. C’est tout d’abord un témoignage précieux, car de première main, d’une combattante qui nous rappelle que la guerre d’Espagne ne consista pas seulement en des assauts romantiques de casernes de militaires factieux. Ce fut aussi une guerre longue, de position, présentant bien des points communs avec la guerre de 1914-18. Le froid terrible, la boue, les poux furent le quotidien de Mika et de ses compagnons … l’ennui aussi. C’est d’ailleurs pour tromper cet ennui qu’elle organisera des bibliothèques ambulantes et des cours d’alphabétisation sur le front (p. 319).
Née en 1902 en Argentine, elle est mariée à Hippolyte Etchebéhère, basque né en Argentine, engagée au PC avec lui dès le début des années 1920, mais tous deux sont presqu’aussitôt exclus lors de la période de bolchevisation. Proches des Rosmer dans les années 30, ils sont un moment militants du groupe Que faire ? à Paris. Ayant assisté à Berlin, impuissants, à la montée d’Hitler vers le pouvoir, ces révolutionnaires professionnels viennent d’arriver en Espagne dans un but à la fois médical et touristique, quand débute la guerre civile. Malade de la tuberculose mais bien décidé à ne pas mourir de maladie, Hippolyte est fauché dès le mois d’août 1936 par une balle de mitrailleuse, à la tête de la colonne du POUM qu’il commande. Naturellement c’est sa compagne qui devient « capitana », une femme qui, selon le témoignage d’un combattant paysan d’Estrémadure, dirigera « ceux de ma terre que personne ne peut commander ». Situation singulière d’égalité des sexes qui intrigue le chef anarchiste Cipriano Mera, admiratif mais paternaliste aussi envers celle qu’il ne cessera d’appeler « la petite », ce qui lui vaut cette réflexion cinglante : « toi, avec tout ton anarchisme, pourri de préjugés comme n’importe quel mâle » (p. 375).
Les pages dans lesquelles Mika Etchebéhère s’interroge sur les liens étranges qui l’unissent aux combattants du POUM, étudiants et instituteurs madrilènes ou paysans estrémègnes semi-analphabètes, ne sont pas les moins intéressantes. Ayant constamment à l’esprit le bien-être de ses soldats, et jouant de la sorte le rôle d’une mère, tout aussi intouchable, elle peut leur demander beaucoup. Eux, en revanche, veillent sur elle quand elle est épuisée, malade : « Ce sont mes enfants et en même temps mon père » (sic, p. 251). Et elle ajoute : « On aura tout vu. C’est une femme qui commande la compagnie et les miliciens qui lavent les chaussettes. Pour une révolution, c’est une révolution. Toutes leurs idées sur la femme sont embrouillées » (p. 247 et 251). Mais de manière générale, bien des notations, au fil de la plume, possèdent une profondeur incitant à la réflexion : la mutation de la perception du temps en révolution, l’importance des odeurs (p. 241-242), l’infiltration des fascistes au sein du camp républicain (p. 166), le choix de l’aviation franquiste de bombarder en priorité les quartiers populaires… Et par-dessus tout, la sensibilité de Mika Etchebéhère, qui supporte mal la vision des blessures, et pleure toutes ces morts imposées par la nécessité de la guerre et de la révolution.
Armes dérisoires – « fusils surannés, dépareillés » (p. 251) » –, bombes artisanales allumées au feu d’un cigare » (p. 198), renforts promis qui n’arrivent pas, manque d’avions … aucune difficulté ne sera épargnée au camp républicain, vu ici sous son angle madrilène plus que barcelonais, mieux connu. Et pourtant jamais, dit-elle, des combattants aussi désarmés, aussi mal équipés, n’ont été « aussi héroïques, aussi endurants que les nôtres » (p. 271), dès les premières heures du coup d’État, qui voit jusqu’aux prostituées désireuses de s’armer ! Les miliciens du POUM ont d’autant plus de mérite à tenir que très tôt le Parti communiste lance « une campagne criminelle » contre leur parti, dit-elle (p. 266), « nous traitant de fascistes, de traîtres, d’alliés de Franco » : « pour empêcher que la campagne organisée contre le POUM ne nous sape le moral nous demandons qu’on nous apporte seulement La Batalla et La Antorcha, journaux de l’organisation, et CNT, organe de la CNT ». Au fur et à mesure que passent les mois, la campagne s’intensifie : « ces calomnies sont un affront à nos combattants qui ont vu tomber tant de leurs compagnons dès les premiers jours de la guerre » (p. 302). C’en est fini de la fraternité des premiers jours, déplore-t-elle. Malgré l’arrestation des dirigeants du POUM, la disparition d’Andreu Nin, le procès fait au parti, les combattants du POUM continuent la lutte sur le front de Madrid, désormais intégrés dans l’armée commandée par le cénétiste Cipriano Mera. La guerre l’emporte peu à peu sur la révolution. Pour autant, cette dimension politique demeure globalement à l’arrière-plan d’un récit qui est avant tout témoignage par en bas, évocation profondément humaine de ces individus comme les autres, ayant fait le choix d’un engagement entier. La fin, abrupte, nous prive de leur sort ultérieur, tant Ma Guerre d’Espagne à moi se lit comme un roman aux personnages attachants.
Et pourtant, on comprend ce que l’écriture de ce témoignage a coûté à son auteure, en même temps qu’elle le jugeait certainement nécessaire, une façon de rendre hommage à ses camarades sacrifiés. Le chagrin ressenti à la suite de la mort de son mari est récurrent, et avec la mort de ce combattant de quinze ans seulement, qui occupe les dernières lignes du récit, c’est une forme de cénotaphe de l’innocence qu’elle édifie. La conclusion de Mika Etchebéhère est amère : la guerre sera perdue, mais « les travailleurs espagnols auront lavé la honte de la défaite sans combat des travailleurs allemands et inscrit dans les annales des luttes ouvrières les pages les plus fulgurantes de leur histoire » (p. 317). Ayant réussi à quitter l’Espagne après s’être réfugiée à l’ambassade de France à Madrid, Mika Etchebéhère repart en Argentine en 1939. Elle finira sa vie dans la région parisienne en 1992, ayant revu ses chers amis, les Rosmer.
Le documentaire latino-américain joint à cette édition en format DVD, et réalisé par Fito Pochat et Javier Olivera, date de 2013. Il suit les traces de Mika et Hippolito Etchebéhère à travers la plupart des endroits évoqués dans le livre. Menés par la figure de leur neveu Arnold, nous découvrons l’Argentine de leurs années étudiantes, la Patagonie, tellement superbe qu’elle faillit devenir leur paradis, Berlin, où ils assistèrent à la défaite sans combat du mouvement ouvrier, là où Mika était persuadée d’une victoire possible de la révolution, Paris, où ils habitèrent quelques temps… Puis l’Espagne, bien sûr. Visuellement, les vues actuelles voisinent avec des photographies ou des films d’époque, sans qu’aucun d’entre eux ne nous soit présenté et explicité. Seule la masse des anonymes, de ces miliciens levant le poing et serrant leurs armes, nous cherchent du regard, sans que l’on sache où et quand ces prises ont pu être faites. Tout au long du documentaire, les commentaires du neveu Etchebéhère alternant avec le témoignage de Mika, filmé en 1973 (en français) et en 1984, ainsi qu’avec la lecture de nombreux extraits de son livre. Quelques anecdotes supplémentaires nous sont ainsi contées : l’interrogatoire d’un aviateur allemand par Mika, son arrestation après qu’un camarade ait lancé en public « Vive Trotsky ! » et sa libération grâce à Cipriano Mera, et la dernière image qu’elle a d’un Madrid sur le point d’être investie par les forces franquistes, lorsque les réfugiés quittent les quartiers riches qu’ils avaient occupés, résumé poignant du retour à l’ordre antérieur. Un DVD certes intéressant, mais qui souffre d’un manque de recherches sur les documents présentés. Contrairement à une idée hélas trop répandue, les images ne parlent pas d’elles-mêmes.

Jean-Guillaume Lanuque et Jean-Paul Salles