Le blog des éditions Libertalia

« Mes principes guerriers me l’interdisent »

mardi 17 juin 2014 :: Permalien

C’est l’un des textes les plus forts sur la guerre d’Espagne.
Écrit par Mika Etchebéhère (1902-1992), une femme qui dirigea une colonne du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) en 1936-1937.
On y croise des minoritaires, des anarcho-syndicalistes et des marxistes antistaliniens, tous habités par la conviction d’imminents lendemains qui chantent.
Rédigé en langue française par une internationaliste argentine qui a fini ses jours à Paris, ce livre vient d’être réédité par les éditions Milena, qui signent là leur premier ouvrage.
La première édition date de 1975, le livre avait alors été publié par Denoël. Puis il a été republié en format poche par Actes Sud en 1999, dans la collection « Babel Révolutions », sans le moindre appareil critique.
C’est un livre que Libertalia aurait rêvé de rééditer.
Mais c’est pour nous une grande joie que de le voir si joliment traité.
Outre des photos inédites et une lettre de Julio Cortázar en fac-similé, l’ouvrage est vendu avec un intéressant documentaire de 80 minutes (réalisé en 2013 par Fitot Pochat et Javier Olivera.) — Disponible sur notre librairie en ligne.
En voici un extrait. Bonne lecture !

« Sitôt la femme partie, je me dis que j’aurais dû l’accompagner jusqu’au métro, rester là, partager avec les miens cette nuit d’épouvante au lieu d’aller raconter notre guerre à un étranger, venu là seulement pour regarder cette terre ensanglantée. Puis les obus cessent. Des sirènes d’ambulances et de pompiers annoncent que la mort et le feu mordent le corps de la ville. Je n’irai pas au métro, je ne retournerai pas à la caserne, je tremble de froid et de terreur, je ne réussirais pas à dormir, j’irai voir le journaliste français.
“En voyant l’heure passer j’ai cru que tu ne viendrais pas, dit-il en venant à ma rencontre dans le hall de l’hôtel. J’ai demandé qu’on nous laisse de quoi souper, allons donc manger.”
Depuis le commencement de la guerre c’est la première fois que je vois des nappes blanches, des garçons comme en temps de paix, des gens assis autour de tables du passé, qui parlent et mangent comme avant les bombardements. Il y a quelques officiers et même de simples miliciens. Des planqués, diraient les nôtres, ou peut-être des gens qui ont de l’argent. Je suis sur le point de le demander au garçon qui vient nous servir, mais sans doute vaut-il mieux ne pas chercher à le savoir. De toute façon je ne pense pas revenir ici. Je suis gênée par les regards qui se fixent sur les trois étoiles que je porte accrochées à mon blouson de luxe.
“J’ai oublié d’ôter mes insignes, dis-je au journaliste. Ces messieurs doivent croire que je suis une capitaine à la gomme sortie de quelque ministère.
— On voit à ton visage que tu reviens du front, dit-il. Tu as la peau comme du cuir tanné et une sorte d’arrogance dans l’allure peu commune à l’arrière-garde. C’est naturel que ton orgueil de combattante te colle à la peau. De toute façon j’imagine que tu te moques de ce que les gens pensent de toi.
— Tu te trompes, j’en fais plus de cas que je ne le voudrais. C’est une faille de mon caractère, une faiblesse, si tu préfères. La plus légère manifestation de méfiance ou d’hostilité me blesse, pis encore, m’humilie comme une offense insupportable. Au fond je suis une faible femme sans défense. C’est la pure vérité, mais je ne devrais pas te l’avouer. Je parle plus qu’il ne le faut à cause de la chaleur et du vin, c’est sûr. Changeons de sujet. Demande-moi ce que tu as envie de savoir.
— Avant tout, dit l’homme en me regardant dans les yeux, savoir pourquoi tu te moques de moi.
— Tant pis pour toi si tu crois que je me moque. Tu pensais me voir réagir en homme. Tu as peine à croire que je suis vulnérable parce que ma situation au front, à la tête d’une compagnie d’hommes, contredit ce que les gens définissent comme féminin. Laissons donc cela, je n’ai pas envie d’en discuter davantage.
— Au risque de te gêner, je veux te demander une chose que je crois importante.
— Je sais, tu es comme tout le monde, tu veux savoir si cela ne me crée pas de problèmes de type, disons, sentimental ; si je n’ai pas à repousser des propositions, des insinuations ou des tentatives amoureuses. C’est bien cela ?
— Oui, c’est ce que je voulais dire.
— Alors je te réponds catégoriquement : jamais.
— En as-tu parlé quelquefois avec les miliciens ?
— Jamais. Ç’aurait été une erreur de ma part, et de plus une faiblesse. Pour eux je ne suis ni femme ni homme. Le climat qui s’est créé entre nous est né de ma conduite […].
— Maintenant une autre question, peut-être banale, qu’on t’aura posée souvent. Tu n’as jamais eu peur ?
— J’ai toujours eu peur, mais pas dans ma tête ni dans mes jambes : dans mon estomac, surtout au début d’un combat, quand éclatent les premiers obus, surtout les obus d’avions. Ils sont parfois pires que les coups de canon, surtout dans une tranchée, et l’avion jouit d’un prestige sinistre auquel il est difficile de se soustraire. Aux premiers jours de la guerre un seul avion ennemi survolant le terrain du combat suffisait à provoquer la débandade parmi les miliciens. C’est que nous n’avions rien, pas même des fusils en nombre suffisant. Maintenant c’est un peu mieux, grâce à l’Union soviétique, mais de rudes moments attendent la petite unité du POUM. La presse communiste attaque l’organisation. Ses calomnies sont un affront à nos combattants qui ont vu tomber tant de leurs compagnons dès les premiers jours de la guerre. Il est très douloureux de voir s’achever la fraternité qui est née avec le mouvement révolutionnaire, et de voir que la révolution elle-même perd du terrain.
— Mais en Espagne le Parti communiste n’est pas l’organisation la plus forte. Le Parti socialiste avec sa puissante UGT, la CNT-FAI avec ses masses anarchistes peuvent fort bien l’empêcher d’imposer sa loi et de détruire le POUM, en dépit des ordres de Moscou.
— Avant le 18 juillet, le Parti communiste, face aux autres organisations ouvrières, représentait peu de chose, presque rien. Mais trois jours après il s’est mis à encadrer les milices avec un sens de la discipline et de la propagande qui s’inspirait des méthodes de l’Internationale communiste. À ces premiers galons se sont ajoutés ceux qu’ont gagnés les avions russes luttant dans le ciel de Madrid contre l’aviation fasciste qui incendiait et assassinait la ville. Maintenant la Russie nous envoie des tanks, des canons, des mitrailleuses. La Russie est notre providence et son porte-drapeau le Parti communiste. Seulement, avec les armes soviétiques viennent les sinistres méthodes staliniennes, les fabricants de calomnies, les « tchékistes » qui obtiennent des « aveux »…
— Cela n’explique pas la soumission de toutes les autres organisations ouvrières qui ont pris les armes pour lutter contre le soulèvement fasciste.
— Elles ont pris les armes, oui, mais pas le gouvernement. Et remarque bien que je dis le gouvernement pas le pouvoir, parce qu’en réalité elles ont instauré un pouvoir révolutionnaire dans les premiers jours et même les premières semaines. Mais elles ont laissé le gouvernement entre les mains des mêmes politiciens bourgeois qui n’ont pas su faire face à la conspiration militaire (que tout le monde voyait venir) par peur de renforcer le courant révolutionnaire qui circulait dans tout le pays. Même au dernier moment le gouvernement a caché la gravité de la situation parce qu’il espérait pouvoir négocier avec les généraux soulevés et éviter de donner des armes aux travailleurs. Quand les travailleurs ont obtenu leurs premiers fusils ils ont oublié le gouvernement, préoccupés seulement par l’immédiat : étouffer les foyers fascistes, former les milices… Et le gouvernement n’a pu l’empêcher…
— C’est vrai, il ne l’a pas pu. Mais dix jours après il a essayé de prendre le contrôle des forces révolutionnaires en payant dix pesetas par jour chaque milicien. Je ne sais pas si tu as une idée de ce que représentait cette somme pour les ouvriers et les paysans qui n’avaient jamais gagné pareil salaire. Même dans notre colonne, qui comptait plusieurs militants politiques, nous ne sommes pas parvenus à faire repousser ces dix pesetas par nos miliciens. Les syndicats et les partis ont annulé en partie la manœuvre du gouvernement en exigeant que la paie des milices leur soit versée à eux pour qu’ils fassent, eux-mêmes, la distribution […]. En attendant, il n’y a d’autre solution que de continuer à combattre comme nous sommes et avec le peu que nous avons : peu d’armes, peu de cadres, peu de vêtements et très peu de science militaire. Je n’ai plus envie de parler. La journée a été longue, j’ai besoin de dormir, adieu.
— Tu pourrais rester dormir ici.
Ici, avec toi ?
Pourquoi pas ? Tes principes te l’interdisent ?
— Oui, mes principes guerriers me l’interdisent.
— Parce que tu crois que dans l’article que je vais écrire je vais dire que j’ai couché avec une capitaine qui commande des forces sur le front de Madrid ?
— Même si tu ne le dis pas, même si personne ne le sait, pas même mes miliciens, cela rabaisserait d’une certaine manière, salirait même la cause que je sers. Ne me regarde pas avec cet air de moquerie ou de pitié, ne crois pas que je me prenne pour Jeanne d’Arc ou que je m’impose une règle de vie monacale. Mon attitude n’a rien à voir avec la morale bourgeoise : elle concerne le personnage que j’incarne pour les miliciens de ma compagnie, pour tous ceux qui m’entourent et même pour toi.
Alors tu t’imagines que si tu passais la nuit avec moi, tu baisserais dans mon estime ?
— Je suis sûre que oui. Je n’ai pas la force cette nuit de t’expliquer par quels chemins tortueux l’image que tu emporterais de moi se banaliserait, s’abaisserait à la taille d’une aventure pittoresque dans l’Espagne rouge avec une capitaine que tu mets dans ton lit quand tu l’as décidé. Tu me répondras, je sais bien, que je donne une importance démesurée à quelque chose qui n’en a aucune, que je me donne à moi-même une fausse importance en voulant à tout prix que tu me prennes pour un être exceptionnel.
— J’espère au moins ne pas t’avoir offensée. La seule chose peut-être que tu puisses me reprocher c’est d’avoir voulu te traiter simplement comme une femme semblable aux autres femmes, en oubliant en effet que tu es exceptionnelle.”

Il est deux heures du matin quand j’arrive à la caserne. Derrière la porte entrouverte, dans le large hall, en plus des deux miliciens de garde, je vois assis par terre et fumant trois de nos vieux et quatre ou cinq jeunes.
“Que se passe-t-il, pourquoi êtes-vous réveillés ?
— Rien, on t’attendait. On croyait même que tu ne viendrais pas dormir, tu aurais pu…”
Les voix deviennent indécises, comme gênées, cherchant une explication difficile à exprimer. Je ne recueille pas la méfiance, je ne revendique pas une indépendance parfaitement naturelle et qu’il leur en coûterait de discuter.
“Si j’avais pensé ne pas rentrer dormir, dis-je seulement, j’aurais averti avant de m’en aller. Et si quelque chose de grave s’était produit vous saviez bien que j’avais rendez-vous avec le journaliste à l’Hôtel Gran Vía.”
Ni eux ni moi ne faisons allusion au motif qui aurait pu me faire dormir ailleurs qu’à la caserne. Hypocrisie ? Je dirais précaution. Entre eux et moi il existe un terrain commun, la lutte, la solidarité, la dure loi du combat. Au-delà il y a une zone obscure où nous nous mouvons, eux et moi, à pas prudents, comme si nous marchions au bord d’un puits mal fermé. Ce qui dort ou s’agite dans les eaux de ce puits nous concerne eux et moi, mais par un accord tacite nous ne regardons pas à l’intérieur du puits. Cela n’est pas nécessaire non plus. L’essentiel est clair entre nous. Si j’étais restée dormir avec le journaliste français quelque chose se serait troublé. L’homme ne pouvait le comprendre parce qu’il n’est pas espagnol.
La voix du vieux Servando coupe un silence qui dure plus qu’il ne le faut :
“Ne va pas croire que nous t’épions. Tu es tout à fait libre de faire ce que bon te semble. Nous sommes restés debout parce qu’un ordre aurait pu arriver et qu’il aurait fallu aller te chercher.
— Bien sûr, je le sais. Eh bien, bonne nuit à tous. Heureusement qu’aucun ordre n’est arrivé, nous avons besoin de nous reposer. Espérons qu’on nous laissera tranquilles quelques jours.” »