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jeudi 25 août 2022 :: Permalien
Publié dans les Cahiers d’histoire (numéro 153, 2022).
Historien du mouvement ouvrier et plus particulièrement de ses composantes révolutionnaires, Julien Chuzeville s’était jusqu’à présent davantage consacré aux années de la Première Guerre mondiale et à celles qui l’avaient immédiatement suivie. Un de ses premiers livres portait sur Fernand Loriot, « le fondateur oublié du Parti communiste » (L’Harmattan, 2012). Il revient aujourd’hui au genre biographique avec ce volume voué à Léo Frankel (1844-1896), un des membres de la Commune de Paris, à la fois souvent cité en raison de sa proximité relevée avec Karl Marx et finalement plutôt méconnu.
La biographie de Julien Chuzeville se révèle sérieuse, documentée, voire minutieuse, tout en restant de taille raisonnable. L’édition est soignée, sobre et élégante, comme sait le faire Libertalia. L’étude biographique proprement dite représente la majorité de l’ouvrage, mais elle est complétée d’un choix de textes, articles, discours et lettres, puis d’un rapide dossier iconographique, d’une bibliographie et d’un index.
Juif hongrois d’origine, issu d’un milieu cultivé et relativement aisé (son père est médecin), germanophone, le jeune Léo Frankel devient ouvrier d’art dans l’orfèvrerie, vite détaché de la religion et même, selon ses dires, de tout sentiment d’appartenance à une patrie particulière. Il parle plusieurs langues et, selon les aléas de l’existence, vit en France, en Allemagne, en Angleterre ou dans l’empire habsbourgeois de sa naissance, devenu en 1867 l’Autriche-Hongrie. Il aime lire, doté d’un caractère plutôt réservé et fait souvent preuve de modestie, tout en étant décidé à se battre pour une société où le travail serait souverain. Il devient tôt militant, notamment dans le cadre de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Il participe à des réunions et écrit beaucoup d’articles, devenant ainsi journaliste et de fait responsable politique.
Sa notoriété aujourd’hui tient beaucoup à son élection le 26 mars 1871 comme membre de la Commune. Celle-ci a lieu dans le 13e arrondissement de Paris, alors qu’il habite le 11e, mais ces déplacements de candidature sont alors fréquents (et le sont restés). Bien entendu, le plus remarquable est que son élection soit validée alors qu’il est de nationalité étrangère. Le texte de la commission qui le propose, admirable de logique et de concision, est reproduit en page 43 : en somme, disposant de la confiance de ses mandants, Léo Frankel se voit reconnu dans tous les droits d’un citoyen de la République universelle. Il prend ou reçoit d’importantes responsabilités, animant la commission du travail où, avec mesure, il défend un point de vue « de classe » conforme aux orientations de l’AIT. Siégeant fin avril à la commission exécutive, il fait figure de « ministre » de la Commune avant de voir son rôle réduit en raison de son appartenance à la minorité hostile au tournant autoritaire pris par la Commune. Ce qu’écrit son biographe sur ce moment historique pourrait être médité. La Commune fut un formidable moment d’avenir et d’anticipation qu’il conviendrait aujourd’hui de ne pas trop mythifier, au rebours de ce que propose parfois une histoire devenue bien sentimentale. Cette rigueur méthodique d’analyse escomptée ne perdrait d’ailleurs rien à s’étendre à l’ensemble du corps politique et social.
Comme d’autres, Frankel échappe à la répression. Il parvient à se réfugier en Suisse, puis en Angleterre. Il intègre le conseil général de l’AIT et participe à sa direction. Proche de Marx, il sait néanmoins conserver son indépendance d’esprit. Il rejoint la Hongrie en 1875 et y milite activement, subissant une répression qui se durcit avec un emprisonnement (1881-1883) très éprouvant pour sa santé. Il vit ensuite à Vienne, puis rejoint la France en 1889. La position qu’il occupe sur le plan politique est originale. Toujours lié à Engels et aux marxistes historiques, il se tient toutefois à l’écart du groupement guesdiste qu’anime aussi Paul Lafargue, un des gendres de Marx. Il se montre particulièrement attaché à l’unité des socialistes, souhaitant même y inclure les possibilistes. Sa pratique politique fait un peu penser à celle du jeune Jaurès. Il collabore à La Bataille de Lissagaray. Ce choix qui étonne un peu son biographe, songeant à ses démêlés passés avec ce journaliste incommode et franc-tireur, se conçoit pourtant aisément : Lissagaray est le premier qui réussit à fédérer une bonne partie des socialistes au sein de sa rédaction. La fonction est reprise en 1893 par La Petite République de Sembat et Millerand, au sein de laquelle Frankel se retrouve aussi occasionnellement. Dans le même état d’esprit, il participe en 1893 à la fondation du Syndicat des journalistes socialistes avec Jaclard, Longuet et quelques autres anciens de la Commune, mais aussi Briand, Millerand, Pelloutier, Guesde et Maurice Sarraut. Il est aussi l’administrateur de L’Ère nouvelle (1893-1894), essai de revue marxiste qui tente de concurrencer La Revue socialiste de Malon. Âgé de 52 ans, il meurt le 29 mars 1896 à Paris, à l’hôpital Lariboisière, d’une pneumonie d’origine tuberculeuse. Dans son testament, il avait désigné comme exécuteurs testamentaires Charles Longuet, gendre de Marx, mais assez indépendant d’esprit, ainsi qu’Édouard Vaillant, avec qui les choix avaient aussi parfois divergé (sous la Commune et dans l’AIT notamment). En somme, ouvrier d’art, intellectuel et militant, Léo Frankel s’était montré intellectuellement marxiste et politiquement attaché à l’union des socialistes comme à tout ce qui faisait avancer la République sociale. Un personnage assurément attachant, qui bénéficie désormais de cette belle et solide biographie.
Référence électronique
Gilles Candar, « Julien Chuzeville, Léo Frankel, communard sans frontières », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 153 | 2022, mis en ligne le 14 août 2022, URL.
Gilles Candar