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> La Fnac se soumet à la « cancel culture » d’extrême droite dans Libé
mercredi 30 novembre 2022 :: Permalien
Publié dans Libération, le 29 novembre 2022.
Sous la pression de la fachosphère, l’enseigne a retiré de la vente le jeu « Antifa », créé par les éditions Libertalia, au motif qu’il ferait l’apologie de la violence. Dans le même temps, on trouve toujours sur le site marchand des écrits racistes et antisémites de Renaud Camus ou Alain Soral…
Il aura suffi de quelques tweets de l’extrême droite, plus précisément une grosse fake news du désormais (et tristement) célèbre député Rassemblement national Grégoire de Fournas, dument relayée au sein de la fachosphère, pour que la Fnac se soumette, fissa. Et retire de son site marchand Antifa, le jeu, création militante des éditions Libertalia en collaboration avec le collectif La Horde, au motif fallacieux qu’il ferait l’apologie de la violence. Qu’il est navrant de voir un grand acteur culturel comme la Fnac céder ainsi face à une offensive aussi malhonnête que marginale. On se souvient que le slogan historique de l’enseigne culturelle créée par deux anciens trotskistes fut « Agitateur depuis 1954 » (jusqu’en 2004) avant de devenir il y a dix ans « On ne peut qu’adhérer ». Pour le coup, impossible d’adhérer à cette censure téléguidée par l’extrême droite.
Dans une publicité, la Fnac proclamait également : « Nous avons tous les livres. Vous avez toutes les libertés. » Un credo qu’elle applique jusqu’à l’extrême puisque sur son site on trouve sans problème des livres antisémites et conspirationnistes, notamment ceux d’auteurs condamnés pour leurs écrits comme Renaud Camus ou Alain Soral. Leur présence dans le catalogue de la Fnac rend d’autant plus absurde le retrait du jeu Antifa qui, lui, ne contrevient à aucune de nos lois et ne contient aucun appel à la haine ou à la violence (seule l’autodéfense est évoquée).
Sujet massif
Bien davantage que des jeux de société, ce sont le plus souvent des livres, mais aussi des pièces de théâtre ou des films qui sont l’objet de tentatives de censure. On glose beaucoup, parfois non sans raison mais toujours avec excès, sur la « cancel culture » qu’imposerait la pensée « woke » ou « décoloniale » à notre représentation, le plus souvent glorieuse, de l’histoire de France ou de notre société – Jean-Michel Blanquer n’hésitant pas à évoquer quand il était ministre de l’Education nationale « une profonde vague déstabilisatrice pour la civilisation ». Ce fut certes un cas isolé, mais on a par exemple trouvé absurde de retirer le mot « nègre » du titre du roman d’Agatha Christie, les Dix Petits Nègres. Certains débats autour de certaines statues ont pu aussi nous laisser perplexe.
Mais ces dernières années, la censure idéologique menée par l’extrême droite chaque fois qu’elle en a l’occasion, à partir d’éléments réels, fantasmés ou même inventés comme on le voit avec l’épisode de la Fnac, est un sujet autrement plus massif. Même si certaines demandes de censure ont aussi émané de la gauche ces dernières années, notamment aux États-Unis, la plupart des cas sont l’œuvre du camp conservateur en général, et trumpiste en particulier. La Floride, où sévit le gouverneur Ron DeSantis, nouvelle coqueluche des républicains dans la perspective de la présidentielle de 2024, est particulièrement touchée. Des livres jugés politiquement ou moralement incorrects, en premier lieu des manuels scolaires, sont de plus en plus souvent interdits. Et pour lutter contre ce phénomène outre-Atlantique, dont Eric Zemmour souhaiterait s’inspirer en France, des éditeurs, des bibliothécaires et des enseignants se sont d’ailleurs regroupés au sein du collectif Unite Against Book Bans.
La tyrannie « woke », un fantasme
Pour avoir une idée du phénomène, on peut se référer à une enquête de PEN America, organisation qui milite pour la liberté d’expression, citée par le journal canadien le Devoir : près de 1 600 livres ont été ciblés entre le 1er juillet 2021 et le 31 mars 2022 dans 86 districts scolaires états-uniens totalisant près de 2 900 écoles. Ces dernières années, dans une forme de maccarthysme contemporain, de grands noms de la littérature comme la Prix Nobel Toni Morrison, mais aussi Margaret Atwood ou Art Spiegelman ont été visés. Le cas de J.K. Rowling est plus complexe, puisque la créatrice d’Harry Potter a d’un côté été attaquée par des chrétiens traditionalistes dénonçant son apologie de la sorcellerie, mais aussi par une partie de la gauche pour des propos publics pas vraiment bienveillants à l’égard des personnes trans.
Qu’il s’agisse de republier Mein Kampf, avec un appareil critique massif, ou des manuscrits inédits de Céline, on ne peut pas dire qu’en France le temps soit à la censure pour des textes aux antipodes de la pensée censément progressiste. La tyrannie « woke » reste largement un fantasme et l’auteur Éric Zemmour, par exemple, dispose d’une tribune autrement plus puissante que la totalité des auteurs dits « décoloniaux ». Chacun a le droit de trouver opportun l’initiative de tel ou tel éditeur, mais la liberté reste la règle dans le respect de la loi et, au fond, c’est tant mieux. Avertir, encadrer, expliquer est une chose, interdire en est une autre. Dans le cas d’Antifa, le jeu, qui est autant symbolique de l’impact concret d’une fake news que de l’influence d’une croisade d’extrême droite dans le champ culturel, la Fnac – en plein bad buzz, et c’est bien fait pour elle – gagnerait à faire machine arrière en reconnaissant une erreur partie d’une manipulation. Sur le site de l’éditeur, le jeu s’est vendu comme des petits pains dans les heures qui ont suivi la décision de la Fnac. Sacré effet Streisand.
Jonathan Bouchet-Petersen