Le blog des éditions Libertalia

La Ferme des animaux dans la revue Brasero

lundi 9 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans la revue Brasero, automne 2021.

Lire Orwell, notamment La Ferme des animaux, aujourd’hui

Il a beaucoup été question de George Orwell (1903-1950) ces derniers mois : nouvelles et multiples traductions de ses deux romans les plus célèbres (La Ferme des animaux et 1984 ou Mille neuf cent quatre-vingt-quatre), adaptations du dernier en bandes dessinées, réédition de sa biographie par Bernard Crick, rééditions (ou traduction) d’essais sur son œuvre, entrée de l’auteur dans la célèbre collection de la Pléiade avec une nouvelle traduction. N’en jetez plus !
Que s’est-il donc passé pour arriver à ce curieux emballement ? Au royaume éthéré des idées, les faits sont souvent terre à terre : soixante-dix ans après sa mort, les écrits de George Orwell entraient dans le domaine public et devenaient libres de droits. Les traductions de La Ferme des animaux et de 1984 étant anciennes, Gallimard décida d’occuper le terrain : la maison proposa une nouvelle traduction de 1984, puis le volume de la Pléiade déjà mentionné. Enfin, elle reprit la traduction de la Pléiade, sans l’appareil critique, pour la nouvelle édition de poche de La Ferme des animaux et de 1984. Il y a donc trois traductions différentes de 1984 chez le même éditeur. Tout cela, bien sûr, au nom de la sacro-sainte littérature dont l’entrée dans la Pléiade constitue une sorte de canonisation. Et en oubliant au passage que George Orwell se définissait lui-même comme « un écrivain politique – en donnant autant de poids à chacun des deux mots » : « son souhait le plus cher » n’avait jamais été de faire de la littérature pure, mais de « pouvoir transformer l’essai politique en une forme d’art ».
Il en résulta l’idée que la critique hâtive associa l’œuvre d’Orwell à la maison de la rue Sébastien-Bottin. Alors même qu’elle s’était contentée du service minimum durant des décennies, en proposant seulement ses deux plus célèbres romans. Le minimum aurait été de rappeler que ce n’était pas ce « grand éditeur » qui permit aux lecteurs francophones de découvrir l’œuvre de George Orwell mais, durant les années 1980 et 1990, les éditions Ivrea (ex-Champ libre) qui traduisirent ses autres livres et entreprirent, en collaboration avec les éditions de l’Encyclopédie des nuisances, la traduction des quatre volumes essentiels des Essais – Articles – Lettres. Et, au cours des années 2000, c’est un autre « petit éditeur », Agone, qui proposa la traduction intégrale des chroniques d’Orwell dans Tribune, ses Écrits politiques (des articles qui n’avaient pas été retenus par sa veuve dans les Essais), un choix de sa correspondance, Une vie en lettres, et deux essais, l’un de John Newsinger, La Politique selon Orwell (2006), l’autre de James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité (2012).
Ce rappel relativise la contribution de Gallimard à la diffusion de l’œuvre de George Orwell, réduite à la seule politique du prestige sur papier-bible et de l’occupation médiatique, pour ne pas dire plus trivialement du tiroir-caisse. Et au moins mentionner les éditeurs qui s’en sont véritablement préoccupés et ont fait en amont l’essentiel du travail.
Si ses trois chefs-d’œuvre sont bien Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, tout un chacun gagnera donc à se reporter aux éditions et aux traductions que proposent respectivement Ivrea, Libertalia et Agone – d’autant que le premier ne figure chez Gallimard que dans la Pléiade et que les deux suivants, outre une traduction souvent jugée meilleure, offrent des éditions augmentées avec préface et appareil critique qui ne figurent pas dans la collection Folio-Gallimard. Quant à La Ferme des animaux – cette fable sur la révolution russe et sa trahison – qui est son livre le plus accessible pour toute personne voulant commencer à lire Orwell, il faut rappeler que c’est « certainement son œuvre la plus parfaite – la seule aussi dont il fût lui-même vraiment satisfait » et que ladite édition Libertalia reproduit en annexe la préface à l’édition ukrainienne de 1947 et le projet non retenu de préface à l’édition anglaise de 1945 qui définissent les objectifs de ce livre. Dans la première, il écrit que « rien n’a davantage contribué à la corruption de l’idée originelle du socialisme que la croyance selon laquelle la Russie est un pays socialiste et que tous les agissements de ses dirigeants doivent être excusés et justifiés, voire imités ». Cela dit bien en quoi « la lutte antitotalitaire d’Orwell ne fut que le corollaire de sa conviction socialiste », comme le souligne Simon Leys. Et dans le second texte, il s’en prenait à la falsification et à la malhonnêteté en tant que telles des intellectuels en soulignant : « Troquer une orthodoxie pour une autre n’est pas forcément un progrès. L’esprit qui fonctionne comme un gramophone, voilà l’ennemi – qu’on soit d’accord ou non avec la chanson du disque qui tourne dessus à tel ou tel moment. »
Ce n’est pas non plus Gallimard qui a enfin proposé une traduction du livre de l’anarchiste canadien George Woodcock (1912-1995) mais, là aussi, un « petit éditeur » (Lux), qui permet aux francophones de lire enfin ce bel essai plus de cinq décennies après sa parution en anglais. Woodcock rapportait ses souvenirs sur l’ami, connu entre 1942 et 1949, l’imaginant sous les traits de Don Quichotte. Il se penchait ensuite longuement sur ses écrits d’une manière précise et équilibrée, sans jamais tomber dans l’hagiographie. Qualifiant sa prose de « cristalline » et Orwell lui-même d’homme « bon et indigné », il considérait que celui-ci avait toujours été « en quête de la vérité parce qu’il savait qu’elle seule pourrait assurer la survie de la liberté et de la justice ». Il est toutefois regrettable que le titre original The Crystal Spirit n’ait pas été conservé ou transposé en français car il synthétise parfaitement le propos de Woodcock…
Parmi les rares commentateurs francophones d’Orwell, Jean-Claude Michéa occupe une place à part. Auteur en 1995 d’un essai remarqué, régulièrement réédité, il est aujourd’hui repris avec un inédit (Orwell anarchiste tory). Il pose une question essentielle : l’intelligentsia de gauche contemporaine a-t-elle « rompu d’une façon ou d’une autre avec les schémas classiques de la double pensée et de l’esprit de gramophone » ? En l’occurrence, poser la question, c’est y répondre et il n’y a nul besoin de partager toutes les analyses de Michéa pour insister sur la nécessité de lire et de relire Orwell dans cette perspective, à une époque où les « petites orthodoxies malodorantes » se doublent d’un irrationalisme et d’une inversion des valeurs manifestes. Il faut donc redire, après Simone Leys, qu’« aujourd’hui, je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat ».

Charles Jacquier