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jeudi 11 avril 2019 :: Permalien
Paru dans Le Monde des livres, 11 avril 2019.
Deux livres, l’un d’Éric Fournier, l’autre d’Édouard Lynch, explorent un siècle de pacification progressive, mais jamais définitive, des luttes sociales. Éclairant.
Les violences qui scandent nos samedis depuis décembre étonnent nombre de commentateurs. La construction séculaire, symétrique, de la manifestation pacifique et du maintien de l’ordre le moins violent possible semble être, en partie, remise en question. Une riche historiographie a montré comment, avec l’établissement d’un cadre démocratique sous la IIIe République, l’occupation éventuellement tumultueuse mais pacifique de la rue avait succédé au temps des révolutions, et comment le pouvoir, contraint de tolérer ces manifestations, inventa un maintien de l’ordre « républicain ». Bien des événements, depuis les années 1890-1900, nuancent ce schéma : la tendance de fond, toutefois, est bien là.
C’est pourquoi la publication concomitante de La Critique des armes, gros ouvrage d’Éric Fournier sur la place des armes dans la culture révolutionnaire de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, et du non moins épais Insurrections paysannes, d’Édouard Lynch, sur les usages de la violence dans les manifestations paysannes au XXe siècle, constitue une opportunité intéressante pour mettre en perspective les violences actuelles, dans lesquelles on peut voir resurgir des idées et des pratiques qui n’ont jamais complètement quitté l’espace des manifestations, et les réponses qui leur ont été données.
Éric Fournier, auteur de plusieurs ouvrages sur la Commune de Paris, s’intéresse à l’imaginaire et à la pratique des armes dans les mouvements socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle, puis communistes jusqu’aux grèves de 1947-1948, c’est-à-dire au cours de décennies où elles sont censées avoir disparu de l’espace public. Trop simple, nous dit-il dans cette étude fondée sur l’exploitation de volumineuses archives, notamment policières, et d’innombrables publications issues des mouvements concernés.
Certes, les années qui ont suivi la Commune sont bien marquées par un adieu aux armes dans les mouvements révolutionnaires. Celles-ci, « détails foisonnants mais incertains des luttes », persistent néanmoins, à la manière du Sphinx, toujours renaissant, ou du spectre, toujours en réserve. Sphinx, à la Belle Époque, lorsque le refus de la délégation de souveraineté et du monopole de la violence par l’État, l’antimilitarisme, l’aspiration à la justice populaire contribuent à maintenir vivant, sous des formes renouvelées, le modèle du citoyen insurgé des deux premiers tiers du siècle. C’est le moment où, dans de rares grèves, quelques armes font sensation et où le journaliste Gustave Hervé exalte le « citoyen Browning » contre l’État bourgeois.
Après la Première Guerre mondiale, au temps de la naissance et de l’organisation du Parti communiste, l’usage des armes apparaît davantage comme un spectre, lorsque la rhétorique de l’insurrection reste vive mais que la discipline bureaucratique s’oppose à la prise d’armes. De fait, d’après la police, qui les surveille de près, moins de 500 militants communistes sur 9 000 possèdent une arme de poing dans l’agglomération parisienne en 1934.
Si Éric Fournier étudie surtout des potentialités de recours aux armes dans les mouvements révolutionnaires, Édouard Lynch met pour sa part en lumière une violence effective, souvent inouïe et pourtant peu remarquée, celle des manifestations paysannes entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1970. Spécialiste des sociétés rurales, l’auteur propose dans Insurrections paysannes un vaste panorama du répertoire d’actions à l’œuvre dans ces rassemblements. Non seulement celui-ci comprend l’usage de la violence de manière structurelle, mais cette « action directe », exercée par des indépendants souvent (pas toujours) classés à droite plutôt que par des militants anarchistes, ne cesse de s’accroître.
Édouard Lynch décrit minutieusement les paliers successifs de cette radicalisation des moyens d’action. Ceux-ci comprennent les attaques contre les bâtiments officiels, les barrages de routes, la destruction des produits agricoles et, enfin, les atteintes aux personnes lors d’affrontement avec les forces de l’ordre ou entre producteurs agricoles. Les dégradations matérielles, parfois spectaculaires, sont très fréquentes, les morts ne sont pas si rares. Pour l’auteur, précisément, les événements de Montredon, dans l’Aude, en 1976, qui se soldent par la mort d’un viticulteur et celle d’un CRS, marquent la fin d’un cycle : ce modèle protestataire violent apparaît désormais comme une impasse.
Les deux ouvrages se croisent dans le Midi viticole, au printemps et au début de l’été 1907, lorsque s’invente la manifestation paysanne sur la voie publique et que les conscrits du 17e régiment d’infanterie mettent « crosse en l’air », faisant par ce geste un « usage révolutionnaire des armes » qu’interroge Éric Fournier. Ils se rencontrent aussi, et surtout, sur le terrain d’une histoire exigeante qui fournit des éléments de réflexion pour penser notre présent : au milieu des imprécations actuelles, on ne peut que s’en féliciter.
Pierre Karila-Cohen