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jeudi 30 septembre 2021 :: Permalien
Paru dans Europe n° 1104, avril 2021.
Dans un hommage au philosophe italien du XIXe siècle Giacomo Leopardi, Joël Gayraud observe que son œuvre privilégie l’exposé fragmentaire, où la pensée se condense en cristaux aphoristiques et poétiques. Cette description s’applique parfaitement à ce passionnant essai sur l’utopie, sous forme de fragments d’inspiration libertaire.
L’auteur part du constat inquiétant que notre civilisation capitaliste, marchande et spectaculaire (au sens donné à ce terme par Guy Debord) est une prison sans barreaux mais entourée de codes-barres ; un monde clos condamné à un présent perpétuel, où tout horizon d’avenir, toute visée utopique semble oblitérée. L’économie capitaliste semble avoir pris, grâce à son pouvoir de sidération, la place de Dieu elle apparaît dans sa majesté, dotée de tous les attributs divins : la toute-puissance, l’ubiquité, le providentialisme. Mais l’ensorcellement marchand est infiniment plus puissant que l’enchantement religieux : il représente une barbarie civilisée qui conduit l’humanité à l’actuelle catastrophe climatique.
Or, comme le montre Gayraud, il n’y a pas de solution pour la crise écologique dans les limites des intérêts capitalistes. Seule l’utopie peut rompre avec cette logique infernale et faire de la nature un jardin universel. D’une façon générale, seule l’utopie peut réactiver le monde, par un processus d’enchantement aux antipodes des projections futuristes et du progressisme productiviste ; un processus qui se propose la rédemption des causes perdues appartenant à la tradition des opprimés.
Les fenêtres utopiques représentent une brèche dans le temps, par laquelle émerge le passé le plus ancien : c’est ce qu’avait compris Marx, quand il fait appel, dans sa lettre à la révolutionnaire russe Vera Zassoulitch, aux traditions ancestrales de la commune rurale russe pour penser un avenir socialiste pour la Russie. Le même vaut pour les écrits d’Engels sur le communisme primitif, à partir des travaux de Lewis Morgan : l’avenir serait la reconstitution, à un niveau supérieur, du communisme des origines. Les deux penseurs se séparent ici de l’idée positiviste du progrès indéfini qui sera adoptée par leurs épigones. L’utopie est toujours fondée sur le mythe des origines (l’Âge d’or), elle tend un arc nostalgique entre le passé et l’avenir. La révolution sociale, comme la révolution astronomique, est d’abord le retour de ce que les classes dominantes croyaient à jamais aboli ; elle est animée par le désir d’instaurer une nouvelle civilisation prenant pour modèle les époques heureuses de l’humanité.
Au cœur de l’utopie se trouve le projet d’abolition de l’État. Des 1796, les auteurs d’un énigmatique « Programme de l’idéalisme allemand » (Hegel, Schelling, Hölderlin ?) dénoncent l’État en tant que machine qui traite les individus comme des outils mécaniques. La société sans État fut le rêve d’Anacharsis Cloots, « l’Orateur du Genre Humain » pendant la Révolution Française, de Charles Fourier, de Joseph Déjacque, l’auteur de L’Humanisphère, de Marx, dans ses écrits sur la Commune de Paris, et bien entendu, de Bakounine.
L’utopie n’est pas une pure construction rationnelle. Elle fait appel à l’imagination – cette « reine des facultés » selon Baudelaire, qui, au commencement du monde, a créé l’analogie et la métaphore – ainsi qu’à la force créatrice du sensible. Il reviendra au surréalisme, observe avec lucidité Joël Gayraud, d’expérimenter l’utopie dans la sphère du sensible comme aucun autre mouvement n’avait tenté de le faire avec autant de cohérence et de conscience de ses pouvoirs.
C’est à tort qu’on présente souvent l’utopie comme une société parfaite : elle est une recherche du bonheur constitutivement imparfaite, incomplète, inachevée. Elle aspire à un monde d’harmonie et de passions joyeuses, mais ou les divisions et les conflits ne seront pas abolis : simplement les êtres humains veilleront à ce qu’ils ne dégénèrent pas en violence meurtrière. Se réclamant aussi bien du récit utopique et poétique de William Morris que du Principe Espérance d’Ernst Bloch, de l’attraction passionnée de Fourier que de la poésie surréaliste de Joyce Mansour, Joël Gayraud appelle de ses vœux un éclair d’utopie capable de déchirer le voile noir qui s’est abattu sur l’horizon.
Michael Löwy