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L’adieu aux armes, dans Politis

jeudi 28 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article d’Éric Fournier pour Politis, 3 mars 2019.

L’adieu aux armes

L’échec de la Commune, l’insurrection la plus fortement armée du XIXe siècle, semble signer l’adieu aux armes de la constellation révolutionnaire, qui, sous la IIIe République, opterait résolument pour le bulletin de vote ou la grève générale. Ce faisant, le citoyen insurgé exerçant directement sa part de souveraineté un fusil en main – incarnation de la République démocratique et sociale depuis 1792 – serait aussi promis à l’effacement. Pourtant, les armes à feu ne disparaissent pas des luttes et des horizons. La prise d’armes cesse d’être une évidence pour se transformer en une énigme impérative, constamment réinterrogée : comment faire la révolution face à une république qui maintient implacablement l’ordre avec, en dernier recours, une armée de conscrits ? La présence des armes dans l’espace public, et partant en politique, est accentuée par une législation très libérale, garantissant peu ou prou depuis 1885 la possession et le port des armes individuelles, au nom de la mémoire de l’abolition des privilèges. Paradoxalement, si s’armer est un droit, manifester ne l’est pas. Régulièrement, l’armée fusille mortellement les cortèges en lutte, de Fourmies (1891) à Villeneuve-Saint-Georges (1908). En face, les révolutionnaires ne rendent pas les armes, appelant les soldats à mettre crosse en l’air, à l’égal des communards sur la butte Montmartre ; exhortant à l’autodéfense « à armes égales » face aux « assommeurs » de la police de Clemenceau. Surgit alors, dans les colonnes de La Guerre sociale, le « citoyen Browning ». Cette figure fantasque, hybridant l’homme et son arme, souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Telle est l’histoire des mutins du 17e de ligne en 1907, accomplissant, lors d’une rébellion en armes de 24 heures, les plus fortes attentes antimilitaristes, alors que presque aucun d’entre eux n’avait une expérience militante préalable.
Au-delà de l’autodéfense, l’adieu à l’insurrection lui-même est tardif, incertain, heurté – « bulletin de vote ou fusil, peu importe », affirment par exemple les guesdistes à l’orée du XXe siècle. Il faut attendre les années 1910 pour voir décroître significativement le poids des armes au sein des mouvements révolutionnaires, entre l’insurrection qui s’en va et le développement des « hommes de confiance » – le service d’ordre de la SFIO – qui se révèle plus efficace que le « citoyen Browning » pour tenir la police à distance. Ce premier service d’ordre moderne souligne l’entrée dans « l’ère des organisations » et son exigence de discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale.
Durant l’entre-deux-guerres, l’essor du communisme parachève cette rupture. Certes, « l’insurrection armée » léniniste selon le modèle de la révolution d’Octobre devient l’horizon impératif du PCF, tandis que la riposte antifasciste pose la question de l’autodéfense armée, particulièrement après le 6 février 1934. Perpétuellement invoquées, les armes peinent cependant à se matérialiser dans l’action. Hors quelques événements comme la fusillade de la rue Damrémont en 1925 face aux nationalistes ou encore les affrontements du 9 février 1934 contre la police – les plus intenses échanges de tirs à Paris depuis la Commune – les armes sont en retrait, tant elles restent des objets indisciplinants à même de tourmenter la stricte discipline d’un PCF bolchevisé. De surcroît, la législation se durcit, rendant de plus en plus pénalement risqué la possession et la prise d’armes, pour le porteur comme pour l’organisation. En 1939, les décrets Daladier, rompant avec le plus que séculaire héritage révolutionnaire, procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public. Mais des années 1880 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les armes en lutte sociale ont porté la capacité d’agir, la souveraineté politique et le chaos – le propre des brèches révolutionnaires.

Éric Fournier