Le blog des éditions Libertalia

Interview de Jean-Pierre Levaray sur Mediapart

jeudi 18 février 2016 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien paru le 13 février 2016 sur le site Mediapart.
Par Antoine Perraud.

Jean-Pierre Levaray :
« J’écris pour dire que les prolos sont encore là »

Rencontre avec un ouvrier de l’industrie chimique qui s’est fait le scribe lucide et combatif des jours comptés de la condition prolétarienne : Jean-Pierre Levaray.

Jean-Pierre Levaray est un ouvrier honoraire de l’industrie chimique. Né en 1955, il a travaillé de 1973 à 2015 dans une usine à Grand-Quevilly (76), du groupe Grande Paroisse (site Seveso hanté par le spectre AZF), passée entre les mains de Total puis du cartel autrichien Borealis. Délégué syndical CGT mais de sensibilité libertaire, Jean-Pierre Levaray écrit. Une littérature de témoignage. Souvent lugubre : « C’est déprimant de bosser dans une usine en fin de vie. » Avec des éclairs comiques. Et des portraits qui prennent à la gorge. Ou des silhouettes étonnantes, comme André : « Il est sans doute l’un des seuls à écouter Radio Classique ou France Musique dans l’habitacle de son engin. C’est pas qu’il soit véritablement fan de Mahler ou de Chostakovitch, c’est plutôt son côté punk, comme pour dire merde à ceux qui pensent que les prolos ne peuvent s’éclater que sur Bigard ou Rire et chansons. »
Jean-Pierre Levaray a toujours refusé d’être chef (il a des mots cruels et justes sur les salariés qui se laissent manipuler, récupérer, larbiniser, au prétexte d’un titre hiérarchique). Impliqué, mais de biais. Il a tenu chronique pendant dix ans, de 2005 à 2015, pour un journal de résistance (pas du genre qu’on regarde à peine chez le dentiste) : le « mensuel de critique et d’expérimentations sociales » CQFD (« Ce qu’il faut dire, détruire, développer »…). Les éditions Libertalia viennent de les regrouper sous le titre : Je vous écris de l’usine.
Cet auteur est l’un des écrivains étudiés par l’universitaire Corinne Grenouillet dans un ouvrage dont Mediapart a rendu compte : Usines en textes, écriture au travail (Classiques Garnier). Jean-Pierre Levaray est un narrateur accompli. On lui doit, en 2002, Putain d’usine (éd. L’insomniaque et Agone), devenu documentaire, ensuite adapté en BD (éd. Petit à Petit, illustrations d’Efix). Citons aussi, entre autres, Du parti des myosotis ou Tranches de chagrin (éd. L’insomniaque). Ou encore Tue ton patron (éd. Libertalia), devenu roman graphique avec dessins d’Efix (éd. La Martinière). Il a même composé une pièce de théâtre : Des nuits en bleu (éd. Monde libertaire).
Sa prose est différente. Âpre, directe, sensible et pugnace, sans rien cacher du désespoir ambiant. Lire Levaray, c’est se dire que la littérature peut non seulement expliquer le monde, mais aider à le transformer. Un viatique par temps de crise, pour ne pas mourir courbés. Nous avons rencontré à Rouen l’écrivain, retraité depuis l’an dernier, qui parle toujours de « la boîte » au présent. Il est comme ses textes : direct, franc, souriant sans la moindre courtoisie dégoulinante, heureux d’être lu mais pas guetté par le syndrome de la vedette. Homme à part, néanmoins homme parmi les hommes. Entretien…

Souvent vous évoquez le café, que les ouvriers prennent ensemble en touillant leur cuillère…

Jean-Pierre Levaray : Il y a trois lieux essentiels : l’atelier, la salle de contrôle et, à côté, le réfectoire. C’est là où on se retrouve tous, une fois qu’on est en bleu et si tout fonctionne normalement. Alors on parle. C’est un sas, qui permet de quitter son lieu de vie. On se met en train. C’est un petit moment de communion. C’est un endroit stratégique, où l’on se retrouve en début de poste : à 5 heures du matin, à 13 heures, à 21 heures. La hiérarchie n’est pas là – elle est absente au matin ou en soirée et déjeune au moment du quart de 13 heures. C’est notre lieu à nous. Autour d’un café et de plus en plus d’un thé ou d’une autre boisson : il y a des évolutions…

Est-ce un acquis que vise à abattre le capitalisme devenu effréné ?

Avec l’open space, un tel endroit convivial est forcément bousillé. Reste la cafétéria, mais ce n’est pas pareil qu’un réfectoire attaché à chaque atelier. Petit à petit, on a tout eu dans notre réfectoire : on a commencé avec une table et un évier, puis est venu le frigo, puis le four à micro-ondes, puis le lave-vaisselle. On a même eu notre cuisine intégrée.
Les directions successives essaient de rogner, mais elles n’y arrivent pas. Leur but serait que d’une salle de contrôle on gère plusieurs ateliers, mais les séparations subsistent, ainsi que les réfectoires séparés. Ça se fera peut-être, cette unification, mais pour le moment, c’est râpé.

Est-ce un lieu neutre ? Y a-t-il des sujets tabous au réfectoire ?

Ça dépend des équipes et des chefs d’équipe. Normalement, on parle de tout, de foot comme d’actualité. On parle bien sûr du travail s’il le faut, s’il y a un problème, mais c’est un lieu à part. J’ai écrit une pièce de théâtre qui se passe dans le réfectoire. Et en plus la nuit, où l’on parle encore plus d’autre chose : Des nuits en bleus.

Vous évoquez une « soupape de sécurité » : la journée d’action syndicale…

Quand ça marchait – ça ne marche plus trop –, la journée d’action syndicale permettait de faire monter la colère légitime des salariés : on allait manifester, on était content, même s’il fallait reprendre à zéro le lendemain. Aujourd’hui, les soupapes de sécurité se font rares. Les gens sont plus individualisés dans le travail et plus individualistes dans leur façon d’être.
Les comités d’établissement étaient des soupapes, mais les gens n’ont plus envie, par exemple, de partir ensemble à Paris voir une pièce de théâtre. Avant, nous y allions à deux cars. Aujourd’hui, il y a une quinzaine de personnes au maximum.

Les vacances pour patienter et la retraite comme apothéose restent-elles les dernières soupapes ?

Avec pendant longtemps la fermeture de la boîte, qui permettait aux plus anciens de partir plus tôt et avec un petit pécule. Cette génération ayant disparu de la vie active, les plus jeunes ne sont plus dans une telle attente : à quoi bon rejoindre les 5 millions de chômeurs ? Mais se réaliser dans son travail n’est plus à l’ordre du jour, en tout cas dans l’industrie.

Avez-vous connu cette époque de glorification du travail, dont le PCF était le vecteur ?

Oui, quand j’ai commencé en 1973, il y avait la cellule Jean-Valentin. Je me suis syndiqué puisque mon père était syndiqué. Ça m’a fait drôle de tomber sur des communistes très durs, sûrs d’eux. Mais ils savaient se bagarrer contre le patron : je n’ai jamais revu des gens comme ça, qui allaient à l’affrontement, au moins verbal. Avec ça, quelle intransigeance sectaire : quiconque n’était pas de leur côté était un ennemi ! Même entre eux, ils se bouffaient le nez à propos de la ligne du parti. Et moi, j’étais à leurs yeux le gaucho de service : vous n’imaginez pas.
Il y avait un mec qui nous faisait écouter en boucle des cassettes de Georges Marchais pendant la nuit au travail. D’autres, plus terre à terre, espéraient sortir de l’usine grâce au parti, qui pourrait leur proposer un poste de permanent.

Quel était leur état d’esprit ?

Ils voulaient un pouvoir de type soviétique. Les dissidents n’existaient pas pour eux. Je me rappelle avoir travaillé avec un vieux de la vieille. Il avait fait un voyage en Allemagne de l’Est : pour lui, c’était le top. Il avait été enthousiasmé et il voulait qu’on soit comme là-bas.
Mais ici, sur place, les mecs faisaient trembler les patrons. Il suffisait qu’on les appelle en cas de problème dans une boîte et ils rappliquaient avec leurs gros bras, pour virer des cadres ou autres. J’en ai vu s’attaquer seuls à des flics. J’aurais jamais osé faire ça : tenir tête à des CRS. J’ai vraiment vu ça…

C’était encore une période de plein emploi ?

Oui, juste avant la crise. On pouvait changer de boîte, après avoir ou non claqué la porte. J’ai intégré l’usine avec des copains de bahut à la pelle, nous n’avons été que deux à y rester jusqu’au bout. Les autres sont partis au bout de quatre à six mois. Pour d’autres boulots…

Qu’est-ce qui vous a fait rester ?

Eh bien, je n’en sais rien ! Mais mine de rien, même si je critique le travail, c’est un boulot qui m’intéresse quand même : dompter des machines, c’est prenant ; et la chimie m’attirait, même si j’ai depuis compris qu’on s’est bien empoisonné sous une telle emprise…
En plus, j’ai toujours été syndiqué. C’est le syndicalisme qui m’a fait tenir. Et surtout, comme je faisais les quarts, j’ai pu me consacrer à des activités extérieures : j’ai fait de la musique, je me suis occupé de journaux, j’ai participé à la librairie associative L’Insoumise à Rouen. Je prenais sur mon sommeil, mais je me réalisais dans des activités culturelles…

La suite sur www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130216/jean-pierre-levaray-jecris-pour-dire-que-les-prolos-sont-encore-la

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