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jeudi 17 septembre 2020 :: Permalien
Publié sur le blog Bibliothèque Fahrenheit, le 5 septembre 2020.
« Nous étions des gens ordinaires, pas plus fous ou courageux que les autres. À un moment de notre vie, nous avons choisi de tout quitter, lucidement et sans fanatisme, pour combattre aux côtés des populations du Kurdistan syrien. » Recueil de témoignages de vingt-deux combattants internationalistes ayant rejoint les unités YPG/YPJ au Rojava pour affronter Daech ou l’armée turque.
Ils racontent leurs motivations, leur périple pour rejoindre la région, leur apprentissage, leur quotidien, avec les combats ou au contraire l’attente interminable, leurs compagnons, leur difficile retour dans les « sociétés endormies ».
Azad (Albanie) explique la tradition du tekmil qu’il découvre à l’académie internationale des YPG, moment de débriefing quotidien où le commandant et les volontaires sont libres d’émettre critiques et autocritiques sur leurs prestations physiques, les comportements irrespectueux et les attitudes déplacées. L’absence d’autoritarisme et de véritable hiérarchie se retrouvent dans l’armée comme dans toute la société. Le militarisme est considéré comme une idéologie propre au patriarcat et à la société capitaliste. « Nous ne faisons donc pas partie d’une armée mais d’une milice, d’une force alternative, de formations partisanes, parce que l’intérêt est de défendre la population face aux forces réactionnaires et fascistes et de garantir la réussite de la révolution », confie-t-il. « Car il ne suffit pas de tuer pour gagner une guerre et mener une révolution, il faut aussi vivre, et donc être capable de mener une vie digne, de la défendre et de la transmettre. » Il a noté qu’environ 30% des volontaires internationaux sont anarchistes, communistes ou socialistes, 30% des soldats en congés, des ex-soldats ou des mercenaires, et 40% forment un groupe plus hétérogène de personnes qui ont laissé leur vie pour motifs personnels.
Çekdar (Italie) complète cette présentation en évoquant les tabûr, unités de combat composée d’une trentaine de personnes, et leur fonctionnement. Il présente aussi, rapidement, le confédéralisme démocratique qui prévoit de « vider l’État de l’intérieur » et dont l’un des fondements est la coexistence de religions et d’ethnies différentes sur un même territoire.
Çîya (Pays basque), dans l’un des plus beaux textes de cet ouvrage, relie l’histoire des Kurdes avec les montagnes qui occupent une place importante dans leurs paysages : « Qu’avons-nous appris de ces montagnes ? Les camarades appellent cela xwebun e xweparastin : “s’autogérer et se défendre”. Elles et ils apprennent à être autonomes, à survivre dans les montagnes, à se défendre et à défendre ceux qui les entourent. » « La montagne comme phénomène de rupture pour la création d’une nouvelle société nous aide à dépasser trois oppressions : celle des hommes sur les femmes, celle de l’être humain sur la nature, et l’impérialisme (l’oppression d’une société sur une autre). » Il présente, avec des mots forts, cette relation au paysage que cherche à détruire l’État turc en incendiant les forêts, construisant des digues et des routes, la symbiose entre les « différents substrats personnels » et la coexistence ancestrale entre différentes communautés, la culture du partage entre camarade transmise à la société sans endoctrinement mais de manière spontanée, par l’exemple.
Ciwan (Catalogne) se confie : « Quiconque en Europe ou en Amérique accepte de tuer de façon tacite, de façon même plus lâche en payant des impôts ou en achetant des produits que nous consommons. Mais la différence est que nous n’en voyons pas les conséquences. Cela semble lointain, abstrait. La guerre sur le terrain est seulement horrible, en cela c’est plus clair, car elle nous oblige à assumer la responsabilité de nos actes. Et c’est toujours une damnation. » Comme d’autres, il se place dans la continuité des volontaires partis par milliers combattre le fascisme en Espagne en 1936.
De nombreuses pages sont consacrées aux récits des combats, notamment la défense du canton d’Afrîn contre l’armée turque et ses supplétifs jihadistes à partir de janvier 2018 et la seconde attaque, toujours en cours, depuis octobre 2019, avec la résistance de Serêkaniyê et le front de Til Temir. Ilyas (Russie) raconte son expérience de tireur de précision, et Cîlo (France), ancien militaire, reconnait avoir eu le sentiment d’être véritablement un « soldat de libération », alors qu’en Afghanistan il se sentait dans une armée d’occupation. Certains brossent d’émouvants portraits de combattants tombés en martyr, intercalés entre les différents témoignages, et décrivent l’importance de la « culture du şehîd ».
Medya (Italie), s’attarde longuement sur les unités de défense des femmes (YPJ), inspirées de l’idéologie développée par Abdullah Öcalan et qui place les femmes au centre de la société.
Soyah (France) fait part de son amertume et de sa colère à son retour, en songeant à ses camarades tombés en martyrs « dans l’une des pires guerres de notre siècle. Le monde regardait. Afrîn tomba aussi, aux mains des islamistes et des fascistes. Et le monde regardait toujours. Les populations non arabes sunnites ou turkmènes se firent massacrer. Et le monde regardait. La sharia fut imposée, on réduisit les femmes en esclavage et on viola, tortura et exécuta toutes celles qui résistaient. Le monde regardait toujours. Une police d’Afrîn fut créée, composée de néo-fascistes turcs principalement issus des Loups gris, police à l’uniforme proche des SS, se prenant en photo en faisant le salut nazi au centre-ville d’Afrîn, pendant que les milices islamistes ravageaient le canton et détruisaient tout symbole de la culture kurde, alévie, yézidie et, surtout, tout symbole de la libération des femmes. Le monde, fidèle à lui-même et fier de sa constance, regardait. Peut-être entendit-on quelques voix de ceux et celles qui se pensent être des “gens de bien”, voix indignées, outrées, mais seulement des voix. L’indignation ne sauve pas des vies ni ne gagne des batailles. L’indignation est une farce pour le fascisme. » De la même façon, Siyah (France), survivante de la bataille de Serêkaniyê, conclut son appel à la solidarité ainsi : « Je te demande juste, lecteur ou lectrice, de t’interroger sur la nature de ton “devenir politique”. Interroge-toi sur ton rapport au monde. Interroge-toi sur ceci : que faisais-tu quand le fascisme triomphant s’acharnait à détruire l’une des seules alternatives révolutionnaires conséquentes de cette génération ? S’il est vrai que siamo tutti antifascisti, alors il est temps de le montrer en actes. »
L’introduction d’André Hébert donne beaucoup de clés de compréhension et synthétise brillamment l’ensemble des propos, si bien que nous aurions pu nous contenter de la reprendre intégralement ici.
Cet « hommage », inscrit à plus d’un titre dans la lignée de celui d’Orwell, témoigne autant des expériences vécues par ces volontaires internationaux, que de la révolution qu’ils sont partis défendre au Rojava. Comme l’Espagne en 1936, ce territoire est actuellement abandonné à la violence du gouvernement turque et de ses alliés islamistes. C’est pourquoi il faut lire ces pages, entendre leur appel, le répercuter pour briser l’indifférence et le silence. Et plus si affinités.