Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Valerie Rey-Robert dans Manifesto XXI

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Manifesto XXI, 6 mars 2019.

Valérie Rey-Robert :
« On se berce d’illusions sur la vision qu’on a du viol. »

Militante féministe plus connue sous le nom de Crêpe Georgette, nom de son blog et pendant longtemps pseudo sur Twitter, Valérie Rey-Robert publie son premier essai Une culture du viol à la française. Du troussage de domestiques à la liberté d’importuner aux éditions Libertalia.
Dans ce livre, elle offre une nécessaire déclinaison nationale du concept de culture du viol forgé aux États-Unis dans les années 1970. Elle décortique ainsi l’ambivalent « amour à la française » plébiscité par plusieurs siècles de littérature, sur lequel repose en partie la banalisation des violences sexuelles en France. Entretien.

Manifesto XXI. Vous montrez dans votre livre que la culture du viol s’exprime à travers la littérature, le cinéma, les médias… Qu’est ce qui fait sa spécificité en France ?
Valérie Rey-Robert : La culture du viol se retrouve un peu partout dans le monde. Comme pour toutes les cultures, il y a des spécificités dans chaque pays. La particularité française de la culture du viol, c’est de penser que les rapports amoureux hétérosexuels sont naturellement fondés sur une certaine asymétrie, et empreints d’une certaine violence. En France, il y a toute une littérature qui glamourise l’absence de consentement et l’ambivalence sexuelle, c’est d’ailleurs de là que vient la « liberté d’importuner ». C’est « l’amour à la française », et cela ferait partie de notre patrimoine : pas question d’y toucher. Quand DSK commet des actes graves et violents, ses défenseurs convoquent la littérature française, notamment la littérature courtoise du Moyen-Âge et libertine du XVIIIe, comme Choderlos de Laclos. Pourtant, au Carlton, on était très loin du gentleman…
Aux États-Unis, lorsque Donald Trump tient des propos extrêmement violents sur les femmes en disant qu’il les attrape par la chatte, personne ne les justifie par la littérature ou l’histoire américaine. Il a des défenseurs, bien sûr, mais ces derniers argumentent plutôt en disant « Oh, vous savez comment sont les hommes ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’idées reçues sur le viol dans les autres pays, il y en a également. Il y a eu des contre-mouvements à #Metoo aux États-Unis, mais ils n’étaient pas fondés sur les mêmes arguments.
Il y a surtout une sorte de fétichisation des œuvres classiques en France qui nous empêche de les critiquer. Pourtant, aimer une œuvre n’empêche pas de l’analyser sous le prisme du genre. Ce n’est pas vouloir sa censure, mais simplement apporter un point de vue supplémentaire.

On a commencé à parler de culture du viol dans les années 1970 aux États-Unis, plus tard en France. Pourtant aujourd’hui il y a encore beaucoup de gens qui doutent de l’existence de la culture du viol…
La majeure partie des gens remettent en cause l’existence de la culture du viol. Je pense qu’il y a deux raisons principales.
D’abord, l’expression « culture du viol » est directement traduite de l’américain rape culture. Mais en France, la définition du mot culture est beaucoup plus restreinte qu’aux États-Unis. Dans un édito de Libération sur La Ligue du lol, Laurent Joffrin s’est par exemple dit choqué par l’emploi du mot « culture » pour décrire les actes de ces hommes. Selon lui, et pour beaucoup d’autres, la culture sert seulement à s’élever et ne peut être que positive. En réalité, une culture désigne l’ensemble des pratiques dans une société donnée, qui sont transmises de génération en génération et qui évoluent avec le temps, ce n’est ni positif ni négatif.
Par ailleurs, je pense que les gens ont beaucoup de mal à admettre l’existence d’une culture du viol car cela signifierait admettre qu’ils y participent.
Si on les interroge sur un cas abstrait de viol, ils auront toujours des mots très durs pour le décrire. Ils diront qu’il faut castrer les violeurs, qu’il faut les tuer ou les torturer. En revanche, lorsqu’on entre dans des cas concrets, qui concernent par exemple leur homme politique préféré, leur cinéaste préféré, leur ami ou leur collègue, les idées reçues apparaissent. Les gens ont énormément de mal à admettre qu’ils ne sont pas tant au clair que ça sur le viol, c’est très violent pour eux. C’est ça qui est problématique car on ne mettra pas fin à la culture du viol tant qu’on n’aura pas conscience qu’on y adhère.
On se berce d’illusions sur la vision qu’on a du viol. On est tous et toutes persuadé·e·s qu’on est extrêmement sévères face aux violeurs alors qu’il suffit de voir tous les défenseurs des hommes accusés de viol pour constater que c’est loin d’être le cas.

Dans l’imaginaire collectif, on considère le viol comme un acte perpétré par un inconnu qui aurait perdu la raison, alors que dans les faits le viol est plus souvent commis par un proche, et motivé par une part de misogynie. Pourquoi n’arrive-t-on pas à voir le viol pour ce qu’il est ?
Parce que pour beaucoup, ce serait tout un renversement de valeurs. Les femmes sont éduquées pour avoir peur de l’extérieur, peur des inconnus. Si elles apprenaient qu’elles ont plus de chances d’être violées par leur père, leur cousin, leur frère, leur mari, leur ex-mari, leur collègue, ce serait terrible à réaliser. De la même manière, si les hommes se rendaient compte que les violeurs sont plus proches d’eux que de l’inconnu, du fou, ce serait une remise en question très profonde et sans doute très difficile à faire. Considérer que le violeur, c’est l’autre, celui qui est loin, celui qui est en périphérie au sens symbolique et réel du terme, c’est le mettre à distance. Je pense que ça nous aide à vivre, et à ne pas se remettre en question.

Le viol a été utilisé comme instrument de domination sur les femmes racisées au moment de la colonisation et de l’esclavage. Est-ce que le fait de dire au XIX-XXe siècle que les hommes maghrébins ont une « sexualité de prédateurs », était une façon de les dominer à leur tour ?
J’ai l’impression que l’image de l’Arabe violeur de femmes blanches est née de manière à la fois consciente et inconsciente pour justifier la colonisation et mater les velléités d’indépendance. Jean-Marie Le Pen a utilisé cet argument pour expliquer qu’il ne fallait surtout pas accorder l’indépendance aux Algériens parce qu’ils violeraient la mère patrie, mais aussi les femmes françaises. Cela revient à instrumentaliser les femmes blanches (même si certaines s’en sont très bien accommodé) pour écraser les hommes racisés.

Cette idée est-elle toujours d’actualité ?
C’est une idée qui ne s’efface jamais. On la retrouve en 1969 avec la rumeur d’Orléans. À l’époque, c’était une histoire à la fois raciste et antisémite selon laquelle des commerçants juifs avaient dans leur arrière-boutique des cabines d’essayage avec une trappe dans laquelle les femmes tombaient lorsqu’elles venaient essayer des vêtements. Les Juifs les enlevaient et les emmenaient au Maghreb pour les vendre dans des bordels. On la retrouve dans le film Dupont La Joie d’Yves Boisset (1974), qui raconte l’histoire du viol et du meurtre d’une enfant dans un camping par un homme blanc. Ce dernier fait accuser des ouvriers maghrébins qui travaillent à côté. L’un d’eux est lynché, preuve que tout le monde estime qu’il est logique que ce soient les Arabes les coupables. Cette idée persiste tout au long du XXe siècle, et on la retrouve dans les années 2000 avec l’idée des tournantes, selon laquelle les jeunes de banlieue parisienne violent des adolescentes dans les caves.
C’est surtout dans le vocabulaire spécifique utilisé pour désigner ces actes sexistes que cette idée persiste : on dit « tournante » ou encore « crime d’honneur », au lieu de dire « viol collectif ». Il faut se demander si ces actes sont particuliers dans leur culture. La réponse est globalement non : tuer sa femme parce qu’elle n’est pas vierge n’est pas très différent de tuer sa femme parce qu’elle vous a trompé. Lorsque Tariq Ramadan viole des femmes, cela n’a rien de très différent d’autres hommes connus, c’est un prédateur sexuel lambda, il n’a rien de spécifique. Pourtant lorsqu’on lit les éditos à ce sujet, ils sont anglés sur le lien de ces actes avec l’islam.

On a toujours considéré le viol comme un acte grave. Pourquoi a-t-on dû attendre 1978 et le procès d’Aix pour voir apparaître une jurisprudence puis une législation sur le viol ?
On a toujours considéré que le viol était grave, mais toujours de manière abstraite. Au Moyen-Âge, il y avait des lois extrêmement dures à l’égard des violeurs qui les condamnaient aux pires tourments. Pour autant, il y avait très peu de plaintes et encore moins de condamnations. Si une loi a vu le jour en 1980, c’est sous la pression des lobbys féministes qui étaient extrêmement puissants à ce moment-là. Sans le courage des femmes qui ont témoigné, cela n’aurait pas eu lieu. Mais les faits ont-ils suivi ? Quand on constate qu’il y a toujours aussi peu de plaintes et de condamnations, on peut se poser la question. Il y a beaucoup de plaintes classées sans suite et une partie le sont sans bonnes raisons.
La loi sur le viol est dénaturée : de l’aveu de magistrats eux-mêmes, une partie des viols digitaux et des fellations forcées sont correctionnalisés au lieu de passer en cour d’assises. La loi est bien faite, mais elle est mal appliquée et beaucoup ne la connaissent pas parce que les mentalités sont en retard par rapport à la loi, y compris dans l’institution judiciaire. Pour beaucoup de monde, un viol c’est un pénis dans un vagin.

En France, on définit le viol comme une pénétration sous la contrainte, la force ou la surprise. Vous écrivez qu’il est préférable de ne pas parler de consentement dans la loi car cela implique de se questionner sur les actions et les propos de la victime, alors qu’il vaudrait mieux se questionner sur la façon dont le consentement a été obtenu. Dans les procès pour viol en France, on en revient pourtant presque systématiquement à dévoiler les mœurs de la victime. Pourquoi ?
Il y a un débat chez les féministes pour savoir s’il faudrait faire apparaître le consentement dans la loi ou non. Je n’en suis pas partisane, certaines le sont. Je constate que dans les pays où le mot « consentement » apparaît, il y a aussi des problèmes de culture du viol, comme au Québec par exemple. Je pense qu’il faut plutôt travailler sur les idées reçues dans la société car tant qu’elles existeront, on aura beau avoir les meilleures lois possibles, elles ne seront pas convenablement appliquées. Si on a une loi avec le mot « consentement » dedans et que dans sa plaidoirie, l’avocat insiste sur les mœurs de la victime face à un jury persuadé qu’une femme qui boit en minijupe cherche à être violée, il votera l’acquittement du violeur, consentement ou non.

Pourquoi les hommes dénoncent-ils beaucoup moins que les femmes cette conception de la masculinité « à la française » ?
Les qualités attribuées aux hommes dans la société (la compétitivité ou la force physique, par exemple) sont beaucoup plus valorisées que les qualités attribuées aux femmes. On attend par exemple d’une femme qu’elle soit douce et maternelle, mais on ne trouve pas qu’il s’agisse de valeurs très utiles pour faire fonctionner une société. Résultat, il est extrêmement difficile pour un homme de dire « moi j’ai des qualités plus féminines que masculines », car cela serait comme déchoir de sa classe de genre, comme on déchoit de sa classe sociale. Je pense que la plupart des hommes qui ne correspondent pas à une masculinité normative doivent aussi faire le chemin de se dire « ce n’est pas ma faute, c’est la norme qui n’est pas bonne ». Il peut être difficile d’admettre cela pour un homme, et d’ailleurs c’est là-dessus que se construit l’homophobie.
Les hommes sont moins enclins à questionner ces normes parce qu’on leur a appris que la masculinité était quelque chose de génial.
Au lieu de chercher à déconstruire cette image s’ils n’y correspondent pas, ils se disent « c’est à moi de devenir viril ». Dans certains cas par exemple, il peut être positif de dire d’une fille qu’elle est un « garçon manqué », par exemple une fille qui joue très bien au foot. En revanche, ce n’est jamais positif de féminiser un homme. Au contraire, quand on le fait, c’est pour les humilier. On ne dira pas d’un homme qui cuisine très bien, que c’est une très bonne cuisinière.

Avez-vous l’impression qu’on a récemment passé un cap dans la considération du viol pour ce qu’il est réellement ?
C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse définitive. En vingt ans, les choses ont changé, c’est une évidence. Pour moi, il est trop tôt pour dire que #MeToo a fait avancer les choses, on le saura dans cinq ou dix ans. D’un côté, quand on voit la condamnation du procès du 36 on se dit « Ça y est ! », mais aujourd’hui l’affaire Besson a été classée sans suite. Ce qui est certain, c’est qu’à l’heure actuelle, le lobby féministe sur Internet est très fort et a le pouvoir de faire ployer les gens, par exemple sur le traitement médiatique des violences sexuelles. A mon avis, on a du poids parce qu’on fait peur, mais pas parce que les mentalités ont évolué. Je ne pense pas qu’on en soit là.

Par Pauline Verge