Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Louis Janover. Acte I

lundi 20 avril 2020 :: Permalien

Parmi les penseurs contemporains, que l’on affectionne tout particulièrement, il y a Louis Janover. En cette période de confinement, on ne peut plus le voir. Mais on peut encore lui écrire et l’appeler. Voici un aperçu de nos échanges du moment. Il y est tout d’abord question du surréalisme.

Tu as beaucoup travaillé sur le surréalisme, tu as connu Breton et Péret, tu es un lecteur attentif et passionné des poètes qui ont inspiré les surréalistes (Lautréamont et Nerval). Comment présenterais-tu ce mouvement littéraire, artistique et politique à une personne qui souhaiterait entrer dans l’œuvre ?

C’est vers 15-16 ans, alors que je me débattais dans un milieu où le PCF dominait toute la pensée critique, que j’ai découvert les deux noms qui m’ont marqué à jamais : André Breton, Antonin Artaud. C’est par leur rapport en partie conflictuel que s’est défini le caractère révolutionnaire du surréalisme et de cette confrontation unique naît la fascination que le mouvement exerce maintenant dans l’histoire.
« “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » Faisaient-il deux pour Marx et pour Rimbaud ? La formule d’André Breton est aujourd’hui partout reprise pour clore le débat historique sur le caractère révolutionnaire du mouvement. En réalité, c’est devenu une manière de se débarrasser du problème pour ne pas avoir à montrer en quoi consiste cette unité et ce qu’il en a été dans l’histoire.
Crevel avait fait le même rapprochement au même moment, en juin 1935, dans le discours qu’il devait prononcer au Congrès des écrivains. Cette fusion du changer la vie et du transformer le monde donnerait donc à l’expression poétique son contenu révolutionnaire sans qu’il soit besoin d’une mise en œuvre politique. Mais tout dépend alors de ce que l’on entend par critique révolutionnaire et à quel endroit se situe la ligne névralgique entre ce que Breton appelle des mots d’ordre. Le seul fait de les nommer ainsi, ce qui leur assigne cette place, montre que la question est de savoir comment s’opère l’unité dans la pratique.
C’est par la médiation de l’art que les nouvelles valeurs sont intégrées aux transformations culturelles en cours dans la société ; c’est par cette subversion que sont mis au jour les moyens de faire triompher la modernité. Changer la vie se conforme alors au rôle qui échoit aux artistes dans le domaine de la subversion, à la place qu’ils occupent dans le renversement des codes de la morale bourgeoise. Par son rejet explosif d’un certain héritage le mouvement artistique devient un des vecteurs de cette transformation et l’accent mis sur l’importance de ces changements détourne ainsi des réalités de l’aliénation, qui prend des formes nouvelles.
Artaud, qui n’a jamais défini le changer la vie et le transformer le monde par le rapport au politique, mais par l’exigence de « naître aux cieux du dedans », va échapper à la réduction à l’art, et le théâtre ouvre sa révolte sur la vie. Artaud ne se départira jamais de cette tension intérieure du collectif, alors que Breton la transposera dans le domaine politique, laissant ainsi le champ libre à la création artistique. Benjamin Péret donnera son ton à la critique surréaliste, et Le Déshonneur des poètes sera en quelque sorte le Manifeste d’après-guerre, la suite et fin de Position politique du surréalisme.
Les jeunes gens qui découvrent le surréalisme vont forcément remonter à la ligne historique qui définit cette exigence radicale. Et se demander comment les deux parties vont se trouver séparées dans la pratique et comment le changer la vie porté par le mode d’expression artistique a pu cristalliser cette révolte contre l’ordre moral et faire du surréalisme ce qu’on a pu appeler le mouvement artistique le plus important du XXe. La divergence va s’approfondir avec le temps. Tout ce que le mouvement pouvait faire et dire va se voir subordonné à son rôle dans le milieu littéraire et artistique.
Désormais changer la vie et transformer le monde réoccupent dans le surréalisme les places qui leur étaient imparties. Le surréalisme s’est installé à demeure pour s’imposer dans l’espace qu’il pouvait occuper. Qui se passionne aujourd’hui pour la poésie et s’interroge sur ce que signifiait « le non-conformisme absolu » dont se réclamait Breton dans le Manifeste doit répondre à cette question qui définit la place de « L’écrivain devant la révolution » — et des poètes dans le monde littéraire et artistique que le surréalisme met en cause.
Dans le désert mental il n’est jamais de pays conquis ! La remarque de Roger Gilbert-Lecomte s’applique en premier lieu à ce domaine où tout est à repenser à partir d’une nouvelle généalogie de la révolte. Car le pire n’est-il pas de croire ou de faire croire que l’on a opéré la conquête.

Louis Janover
20 avril 2020