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Entretien avec Éric Fournier sur le site des Inrocks

lundi 25 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Éric Fournier publié le 25 mars 2019 sur le site des Inrockuptibles.

« Ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas, c’est l’État. »

Pour justifier la férocité de l’arsenal répressif mobilisé contre les Gilets jaunes, le gouvernement brandit le risque d’émeutes insurrectionnelles. Pourtant, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont fait leur adieu aux armes, comme l’explique l’historien Éric Fournier, auteur de La Critique des armes (éd. Libertalia).

En faisant appel aux troupes militaires de l’opération Sentinelle dans la stratégie de maintien de l’ordre (en renfort des forces de l’ordre pour sécuriser certains endroits de la capitale), le gouvernement a renoué avec une logique datant du XIXe siècle. À croire que le spectre des insurrections armées qui ont secoué la France au siècle des révolutions hante encore les partisans d’une République d’ordre. Les services de renseignement surveillent d’ailleurs attentivement ces radicaux « qui ont recours à la violence pour tenter de faire prévaloir leurs idées extrêmes ». Pourtant, selon l’historien Éric Fournier, auteur d’un livre sur le rapport des révolutionnaires français aux armes, dès l’après-guerre celles-ci deviennent des « objets neutres, sinon suspects » aux yeux des insurrectionnalistes. Il revient pour nous sur cet adieu aux armes progressif et non-linéaire sur la longue durée, avant d’aborder l’histoire immédiate.

Après l’insurrection de la Commune de Paris en 1871, achevée par la Semaine sanglante, la République devait « domestiquer la violence » révolutionnaire. Y est-elle parvenue ?
Éric Fournier. Cette République libérale, qui entend maintenir l’ordre sans faillir avec, en dernier recours, une armée de conscrits n’a pas subi de 1872 à 1939 d’insurrections comparables à 1830, 1848, ou 1871 ; les fusillades meurtrières opérées par la troupe sur les « champs de grèves » rappelant régulièrement la fermeté du régime face au mouvement social. Pourtant, si la révolution en armes cesse d’être une évidence, elle ne disparaît pas immédiatement après la Commune des horizons militants.
L’adieu à l’insurrection est tardif – pas avant les années 1890 – régulièrement interrogé et incertain. Il faut attendre les années 1910 pour voir l’insurrection délégitimée au profit de la grève générale ou du bulletin de vote. Mais, en histoire, rien n’est linéaire et durant l’entre-deux-guerres, « l’insurrection armée » léniniste devient l’horizon impératif des communistes jusqu’au Front populaire. Globalement, après 1871, l’adieu à l’insurrection n’est jamais un adieu aux armes. Celles-ci, des armes de poing principalement, restent présentes dans les discours et, furtivement, dans les actes de ceux qui contestent frontalement le monopole de la violence étatique et entendent se défendre eux-mêmes face à la police.

On a l’impression qu’au XIXe siècle, l’arme faisait le révolutionnaire : le fusil brandit par le citoyen-combattant était chargé de sens, c’était le seul moyen de parvenir à la révolution, d’affirmer sa souveraineté. À partir de quand le rapport aux armes s’est-il inversé ?
Exactement, jusqu’à la Commune incluse, la prise d’armes populaire collective, notamment au sein de la Garde nationale (une milice citoyenne élisant ses chefs), est vécue comme l’exercice de sa part de souveraineté, le plus directement possible, un fusil en main. Cette citoyenneté pleinement vécue fait écho à l’idéal de la République sociale, celle de 1792 ou de 1871. Ainsi, des hommes sans expériences politiques sont devenus d’intraitables révolutionnaires par le truchement de la prise d’armes, où se mêle lutte pour la souveraineté et exercice immédiat de cette souveraineté.
Sous la IIIe République, militer arme au poing, même sans faire feu, entretient en mode mineur la mémoire vive du citoyen insurgé de la Sociale. En ce sens, malgré l’absence d’insurrections et de barricades, la Commune n’est pas morte. Ceci est facilité par une législation très libérale en matière de détention et de port d’armes, peu ou prou comparable à la situation américaine actuelle, assumée par un régime qui entend être fidèle ici à un héritage révolutionnaire. Cette légitime présence de l’arme dans l’espace public, garantie par la loi de 1885, crée une situation surprenante : le droit à l’arme existe, mais pas celui de manifester. Certains entendent alors « conquérir ce droit élémentaire revolver au poing », comme l’affirme La Guerre sociale en 1908.
Le changement s’opère vers 1910. Les nouveaux codes d’une masculinité apaisée s’accordent mal avec la prise d’armes. Manifester revolver au poing ne protège presque jamais les cortèges de la répression meurtrière (au contraire). Enfin, le premier service d’ordre moderne, les « hommes de confiance » de la SFIO, se révèle bien plus efficace pour s’imposer face aux autorités. Ce point est fondamental : l’entrée dans « l’ère des organisations » de masse exige une discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale, dont la prise d’armes faisait partie.
Après la Grande Guerre, le communisme porte au plus haut cette exigence de discipline militante, incompatible avec la prise d’arme spontanée. Surtout, la loi se durcit progressivement, jusqu’aux décrets Daladier de 1939 qui procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme, ou en posséder, devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public.

La théorisation de la grève générale comme voie pacifiste et légaliste de la révolution a-t-elle rendu les armes complètement archaïques ? Ont-elles commencé à être stigmatisées par les révolutionnaires comme des objets potentiellement aliénants ?
Pelloutier théorise vers 1890 la grève générale comme une révolution des « bras croisés », prônant la sécession et l’esquive face à la violence d’État. Mais, très rapidement, les « grèves-généralistes » nuancent ce strict pacifisme, estimant nécessaire l’autodéfense armée face aux briseurs de grève, et, surtout, lorsque le gouvernement fera appel à l’armée. Rallier les conscrits sera indispensable à la victoire. Il faudra les appeler à mettre la crosse en l’air, à l’égal des communards le 18 mars 1871. L’espérance de la crosse en l’air, entre fraternisation et arme retournée contre les officiers, est le premier rapport aux armes propre à toute la constellation révolutionnaire. Ainsi maniée, l’arme du soldat peut devenir un « fusil révolutionnaire » ou un « fusil libérateur ». De plus, vers 1910 surgit la figure fantasque du « citoyen Browning » [du nom d’un fabricant d’armes à feu, ndlr], construction imaginaire hybridant l’homme et son arme, qui souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Tout change après-guerre. L’arme devient un objet neutre, sinon suspect. Entretenir une fascination pour l’arme, ou faire corps avec elle, est considérée comme une dérive fasciste.

En 1931 paraît L’Insurrection armée, un « encombrant manuel au destin compliqué », écrivez-vous. Quelle position particulière occupe-t-il dans le rapport aux armes des révolutionnaires ?
Ce manuel rédigé en URSS à l’apogée de la ligne « classe contre classe » est l’un des rares écrits communistes à s’intéresser précisément à la matérialité des armes de l’insurrection : modèles, munitions, distributions et usages. La gêne ressentie par les communistes français souligne à quel point les armes sont encombrantes. Pour paraphraser Marx, elles sont comme un spectre qui hante le communisme hexagonal. Perpétuellement invoquées au nom de « l’insurrection armée », elles peinent à se matérialiser dans l’action, et lorsqu’elles surgissent, souvent dans l’autodéfense antifasciste, elles sont immédiatement délégitimées, tant les armes apparaissent comme des objets indisciplinants, tourmentant la stricte discipline exigée par le Parti. Ainsi en 1925, Le Militant rouge, martèle : « Le prolétariat français doit-il s’armer maintenant ? Tout vrai marxiste répondra indubitablement non ! »

On associe souvent l’idée de violence politique et d’usage des armes à la constellation anarchiste. Est-ce une idée reçue, ou les anarchistes sont-ils vraiment les derniers révolutionnaires à avoir un rapport décomplexé aux armes ?
Avant 1914, les anarchistes sont effectivement les seuls à prôner l’attentat et l’assassinat politique et sont les plus prompts à brandir des revolvers face à la police. Mais les partisans de la « propagande par le fait » ont toujours été minoritaires au sein d’une constellation libertaire qui se rallie plutôt à la grève générale. Par ailleurs, la fascination pour la dynamite et autres armes de destruction massive n’est pas l’apanage des attentateurs anarchistes. Depuis la Commune, on rêve à des armes terribles rendant la guerre impossible, tandis que des syndicalistes révolutionnaires et quelques socialistes insurrectionnalistes vantent un usage maitrisé de la dynamite, pour le sabotage, et se retrouvent aux cotés des anarchistes dans des manifestations armées. Durant l’entre-deux-guerres, ce sont les communistes qui appellent aux armes, avec les ambiguïtés que j’ai évoquées, alors que les anarchistes se sont ralliés à un pacifisme total et désarmé, au moins jusqu’à la guerre d’Espagne.

Dans le moment de conflictualité sociale intense que nous vivons, le spectre de l’insurrection semble planer de nouveau sur les Champs-Élysées, au point que le pouvoir fait appel aux militaires de Sentinelle. On lit dans certains articles que « les ultras ne désarment pas ». Ces considérations angoissées relèvent-elles du fantasme ou sont-elles justifiées ?
En 1948, lors du dernier déploiement de l’armée face aux grévistes en métropole, à hauteur d’armes, le mouvement social s’arrête précisément au seuil de l’insurrection armée. Des compagnies entières de CRS sont caillassées, tabassées et intégralement désarmées à Alès ou Montceau-les-Mines ; d’anciens résistants tirent au pistolet contre les forces de l’ordre à Saint-Etienne, mais, hors quelques armes de poing, on ne ressort pas les pistolets-mitrailleurs du maquis. Du côté de l’ordre en revanche, on déploie des dispositifs militaires contre-insurrectionels énormes, incluant des blindés. En 1948 comme aujourd’hui, ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas. C’est l’État.
En matière de « désarmement », un des incidents du 1er décembre – la prise d’un fusil d’assaut HK G36 à un équipage policier au terme d’un très violent corps-à-corps – fait écho à une histoire longue mais aujourd’hui oubliée du mouvement social : le désarmement violent des forces de l’ordre est un mot d’ordre central dans la constellation révolutionnaire, portée notamment par les communistes des années 1930. Être prêt à arracher leurs armes aux policiers ou aux soldats est alors un signe de détermination révolutionnaire.
Mais, insistons, ce qui est angoissant est essentiellement de déployer l’armée face au mouvement social. C’est d’autant plus dangereux que, pour la première fois depuis la Commune, c’est une armée de métier qui serait utilisée, moins susceptible de fraterniser que des conscrits effectuant bon gré mal gré leur service militaire. Des mutineries fraternisantes, comme celle emblématiques des hommes du 17e en 1907, sont de ce fait moins probables.

À l’heure des résurgences des groupuscules d’extrême droite et de l’accentuation des violences policières, le mot d’ordre d’« autodéfense populaire » semble connaître un regain d’intérêt. La question centrale de votre livre – « peut-on se penser comme révolutionnaire et désarmé ? » travaille-t-elle encore les milieux révolutionnaires aujourd’hui ?
Si on parle d’armes à feu, et non d’armes par destination, je n’ai repéré aucun signe tangible de volonté d’armement du mouvement social, y compris dans ses franges insurrectionnalistes. La législation très restrictive, l’illégitimité absolue de l’arme dans l’espace public (ce qui ne peut plus faire d’elle un objet souverain), et la mémoire critique de l’échec des luttes armées des « années de plomb » font que la fascination pour les armes, sans même parler d’armements effectifs, semble marginale. J’espère vivement ne pas me tromper.
Mais l’accélération des événements est inquiétante. Sous la IIIe République, comme aujourd’hui, services d’ordre et groupes d’autodéfense populaire réagissent aux pratiques et aux dispositifs policiers. Or, si on se concentre sur le maintien de l’ordre républicain actuel, entre le droit de manifester qui est durement éprouvé mais que le mouvement social entend à bon droit exercer, et les angoissantes rodomontades d’un Castaner qui, à mots couverts, déclare assumer par avance de possibles tirs policiers contre des manifestants, on ne peut être qu’indigné et vigilant.

Propos recueillis par Mathieu Dejean