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mercredi 26 juin 2019 :: Permalien
Entretien paru dans Socialter, 18 juin 2019.
De consultante pour des entreprises du CAC 40 à militante en faveur de la désobéissance civile, Corinne Morel Darleux, conseillère régionale de la Drôme et ancienne insoumise publie Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, une réflexion philosophique et éthique face à l’effondrement de notre civilisation.
Le soleil cogne sur la façade des buildings de l’esplanade de la Défense ce matin du 19 avril. Sous les regards hébétés des salariés proprets des plus grands groupes français, quelque 2 000 militants bloquent l’accès des sièges de Total, de la Société générale, et une artère du ministère de l’Écologie. Ce jour-là, les associations écolos organisatrices de l’action « coup de poing » ont fait passer le message aux personnalités politiques susceptibles de capter l’attention des journalistes en mal de porte-paroles à qui s’adresser : vous n’êtes pas vraiment les bienvenus, priorité aux militants.
Pourtant, sous les nuages des mégaphones et les litres de mélasse imitation pétrole dégoulinant des façades, la silhouette d’une femme brune à la frange folle se détache : celle de la conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes, Corinne Morel Darleux. Peu connue du grand public mais respectée pour son engagement dans les sphères associatives écolo, cette Parisienne repentie a suivi une trajectoire emblématique de l’époque, du diplôme de l’école de commerce décroché à 22 ans au choix d’une vie décroissante à 45 ans.
Entretemps, le militantisme est entré dans sa vie en 2005, alors qu’elle travaillait encore dans une agence de consulting pour des groupes du CAC 40. Elle adhère alors au mouvement Utopia, branche très minoritaire du Parti socialiste qui critique le dogme de la croissance, la société de consommation et la valeur travail. Résultat : une motion qui fera 2 % au congrès de Reims du PS en 2007. Lointaine époque où ces événements internes au parti avaient encore une portée médiatique et politique.
L’écosocialisme en bandoulière
Tournant le dos au secteur privé, Corinne Morel Darleux choisit de travailler à la mairie des Lilas, en Seine-Saint-Denis, et cofonde le Parti de gauche (PG) en 2008. Elle essuiera une nouvelle défaite lors des législatives de 2012 dans le département de la Drôme où elle a déménagé, face à Hervé Mariton, candidat de feu l’UMP. La flamme du combat politique danse encore dans ses yeux lorsqu’elle se remémore cette période : « On avait défié Mariton dans la commune où il était maire, à Crest, en organisant une manifestation du 1er mai en compagnie d’artistes et de cercles associatifs alternatifs. C’était une campagne sur nos terres, drôle, heureuse, et très offensive, la plus engagée que j’ai pu mener. » Avec sa dégaine almodovarienne, cheveux noirs, rouge à lèvres rouge et veste en cuir, on l’imagine assez facilement en agitatrice d’un jour, brindille dans les cheveux, fleur au fusil et l’Internationale au bout des lèvres.
Malgré la défaite, « la patte » Corinne Morel Darleux infuse au sein du Parti de gauche, jusqu’à l’organisation des Assises de l’écosocialisme qu’elle présidera un an plus tard et dont les grandes lignes donneront naissance à un manifeste de 18 propositions, toujours source d’inspiration pour les militants de la France insoumise. Écosocialisme : un courant de l’écologie politique anticapitaliste, boussole de Corinne Morel Darleux, qui restera à prendre la poussière dans les cartons du parti de Jean-Luc Mélenchon sauce 2017 qu’elle a rejoint entretemps.
Accoudée au bistrot en face de la gare de l’Est où elle nous a donné rendez-vous lors d’un passage dans la capitale, l’activiste raconte l’aventure sans aigreur, ni langue de bois : « Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi on avait abandonné l’écosocialisme. Il a été évoqué que le mot était trop connoté “socialisme”, donc Parti socialiste… Mais personne ne pense au PS aujourd’hui surtout quand l’idée est portée par Jean-Luc Mélenchon ! Abandonner l’écosocialisme dans le programme de la France insoumise en 2017 faisait partie d’une stratégie de rupture par rapport au Parti de gauche et qui était à mon sens une erreur politique. » Une campagne « difficile » où elle déclinera la proposition d’endosser le rôle de porte-parole du mouvement au côté d’Alexis Corbière.
Une rupture insoumise d’actualité
Une différence d’appréciation, tant sur la stratégie à adopter que sur le fond, et qui se soldera par son départ de la France insoumise en 2018. « La ligne écolo de la campagne de 2017 était trop axée sur les comportements individuels comme le végétarisme, au lieu de le prendre par le biais de l’industrie agro-alimentaire par exemple, plus systémique. De la même manière, parler de planification écologique comme on le faisait il y a dix ans était devenu lunaire », s’exclame-t-elle en trinquant au temps pluvieux de Paris qu’elle a troqué avec joie il y a une décennie pour la commune de Die, dans la Drôme, eldorado alternatif de 4 500 habitants.
Celle qui répond « joker », le sourire complice, à la question de son vote aux européennes, a-t-elle senti bien avant ses camarades l’incapacité des partis à porter un projet à la fois fédérateur et radical ? À l’aune du naufrage de la France insoumise aux élections européennes (6,31 %), les raisons du départ de Corinne Morel Darleux semblent terriblement d’actualité. Sa trajectoire fait figure de prémisse à l’affrontement en cours au sein de la France insoumise, déchirée entre deux lignes concurrentes.
Pour un big bang
La première, dite « populiste », dont se réclame Alexis Corbière ou Adrien Quatennens, défend la nécessité de convaincre au-delà du clivage gauche-droite, préférant en appeler au peuple que s’en référer à la gauche, et concentrant le discours sur un projet démocratique de sixième République auquel Corinne Morel Darleux ne croit pas. « Cela relève de la seule stratégie, ce n’est pas suffisant pour constituer un projet politique. » La seconde ligne, portée par la députée Clémentine Autain, mise sur une stratégie d’ouverture et de rassemblement de toutes les gauches.
« Pour un big bang de la gauche » mais aussi des désobéissants du climat, quartiers populaires et zadistes de la première heure, une récente tribune dont Corinne Morel Darleux est signataire, appelle à construire un projet émancipateur autour des exigences sociales et écologiques susceptible de résoudre les querelles partisanes… La Drômoise qui avoue avoir voté Macron au second tour de la présidentielle par « tradition antifa », admet avoir signé le texte avant tout par « mauvaise conscience de sa mise en retrait des tâches ingrates de la politique ».
Réflexe ou ancienne accro à la politique qui pourrait replonger dans l’arène ? Elle s’en défend et affirme au contraire « être maintenant complètement ailleurs avec beaucoup de bonheur », ne regrettant nullement de ne plus s’user à tenter d’influencer la France insoumise de l’intérieur… « la vie partidaire et électorale implique de passer beaucoup de temps à se faire un nom, à commenter l’actualité au détriment de la lecture, de la confrontation d’idées, au risque de la dispersion ». Elle s’évertue au contraire à « exister le moins possible », comme le préconisait André Gorz, père de l’écologie politique et de la décroissance, pilier de sa pensée.
« Organiser le pessimisme »
Mais la militante aux yeux noisette n’a-t-elle pas vendu la peau de l’ours trop tôt ? À y écouter de plus près, certaines graines plantées par l’écolo semblent commencer à germer au sein de la France insoumise. D’émissions en meetings, Jean-Luc Mélenchon cite parmi ses références du moment Pablo Servigne, auteur à succès d’ouvrage sur la « collapsologie » (l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle considéré comme inéluctable à plus ou moins brève échéance). Si Corinne Morel Darleux refuse de se définir elle-même comme « collapso », elle se range du côté des intello-activistes qui réfléchissent à des alternatives en cas de grands bouleversements. « La collapsologie apparaît de manière parfois trop spirituelle et je m’inscris dans une démarche plus politique au sens de l’organisation et des luttes collectives. »
Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître aux « effondristes » le mérite d’alimenter la prise de conscience écologique et de drainer un nouveau public qu’elle n’avait jamais réussi à toucher en dix ans de militantisme dans les partis. « Le tout est maintenant de savoir ce qu’on en fait politiquement. » Reste donc à « organiser le pessimisme » comme le disait Walter Benjamin, une autre de ses références. Et pour ce faire, Corinne Morel Darleux propose une solution, jamais bien loin de son tropisme militant : « Face à la sidération, la meilleure consolation réside dans l’action, et c’est à cette étape là que je me consacre ! Il faut repolitiser l’écologie pour éviter de retomber dans des logiques des petits pas ou survivalistes. »
Un travail qu’elle mène par l’action mais aussi par la plume. Dans son dernier ouvrage, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, qui vient de paraître aux éditions Libertalia, Corinne Morel Darleux livre une ballade au cœur de ses lectures parmi lesquelles figurent les écrits de la féministe Mona Chollet, de la philosophe Cynthia Fleury ou encore du pionnier de l’écologie politique, penseur de « l’anarchisme convivial », Ivan Illich. L’auteure en appelle à un nouveau modèle de société. « Bien sûr que de nos jours, contrairement à la tragédie grecque, personne ne sait à coup sûr ce que sera l’avenir. Mais entre le doute salutaire et le déni suicidaire, je choisis sans hésitation le premier. »
En route vers la désobéissance
Cette mère d’un unique enfant qui s’amuse d’être mariée à un « anarcho-solitaire », appelle aujourd’hui à « “archipeliser” les îlots de résistance » : de la pétition, dont elle ne croit guère en l’efficacité si isolée, jusqu’aux actions de désobéissance civile. Elle était d’ailleurs présente lors du lancement de la branche française du mouvement britannique Extinction Rebellion le 24 mars 2019 à Paris. « Il faut sortir de la culture du nombre : l’effet de masse n’est pas forcément nécessaire. Il faut faire des actions en petits groupes mais qui ont un impact plus important. J’évolue d’ailleurs beaucoup sur la question de la dégradation des infrastructures matérielles. »
Elle a donc invité à de multiples reprises lors de ses dernières interventions les activistes et écologistes de tous poils à privilégier « les actions ayant un impact direct sur ce qu’elles dénoncent, qui portent en elles-mêmes leur propre revendication ». L’élue cite par exemple les initiatives de plantation d’arbres sur le tracé du Grand contournement ouest de Strasbourg, projet voué à transformer en autoroute « les terres les plus fertiles d’Europe ». Elle ose également sortir de sa besace de mesures celle de l’interdiction, comme le fait en ce moment le député François Ruffin concernant les vols intérieurs : « Les résidences secondaires ou les nouvelles bétonisations de terre cultivables, je dis “niet”, c’est criminel. Même si l’interdiction est la défaite totale de la raison et du libre arbitre, elle relève parfois de la justice sociale. »
Un mélange de rouge et de vert qui fait la marque de fabrique de cette férue de science-fiction qui cite pêle-mêle Isaac Asimov, Alain Damasio, Arthur C Clarke, Richard Fleischer et même son père Alain Bosser, auteur du roman d’anticipation Un monde tout à elles. Un amour pour des dystopies que la réalité rattrape malheureusement trop souvent, et qui la pousse aujourd’hui à revoir son rapport aux institutions qui l’ont pourtant structuré intellectuellement. « Je me suis toujours retrouvée dans l’idée de république sociale, une conception de l’État plutôt jauressienne. Mais aujourd’hui, la première chose qui tombera en cas d’effondrement, c’est précisément l’État, quels que soient les partis pris idéologiques. » Au-delà des moyens de lutte, une question se pose désormais : comment anticiper cette hypothèse et imaginer d’autres modèles d’organisation qui ne dépendent pas de l’État ?
Difficile prise de pouvoir « à la loyale »
Parmi les initiatives qu’elle scrute de près : le municipalisme libertaire expérimenté dans le Rojava, au nord de la Syrie, où elle s’est rendue plusieurs fois pour rencontrer ces Kurdes qui inventent de nouvelles formes de démocratie locale. Pour autant, l’activiste ne balaie pas d’un revers de main les actions moins révolutionnaires. « Remettre des terres en culture, faire vivre des cultures nourricières locales et préserver des îlots de fraîcheur… Même si ça ne renverse pas le capitalisme, ces initiatives dessinent le contour du monde d’après et sont tout aussi essentielles. »
Elle-même continue de faire ferrailler sa voix rauque au conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, contre le nouveau projet de supermarché « drive » et la fermeture de la maternité de Die. Avec son groupe, elle persiste également à présenter des orientations budgétaires sous « l’angle de la résilience », sans parvenir à convaincre la majorité et son président Laurent Wauquier.
Une élue de la République qui, quoiqu’encore admirative de ce « moment égalitaire et démocratique qu’est le vote, qui dépasse les clivages de classe sociale ou de sexe », admet pourtant ne plus croire à une victoire par les urnes. « Je commence à douter qu’on puisse prendre le pouvoir à la loyale car en face de nous, tous les coups sont permis, et même si c’est “tarte à la crème” de le répéter, les moyens des lobbies que nous devons affronter sont disproportionnés. » Tour à tour, élue, désobéissante et auteure, l’écosocialiste accroît son influence malgré des contradictions qu’elle avoue volontiers. Une influence menée à distance, parsemée de longues balades en montagne, de séance d’écriture et de réflexion sur notre civilisation.
Ce n’est pas un hasard si elle s’identifie dans son ouvrage au cheval sauvage nommé Maverick qui choisit de vivre en marge de la horde. « Il reste à distance mais suit la marche du groupe, sans jamais s’en éloigner jusqu’à s’en exclure. […] Cette délibération en soi-même, qui inclut la notion d’intention, est au cœur de la distinction entre singularité et conformisme, entre libre arbitre et soumission. »
Par Annabelle Perrin