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Entretien avec Christophe Naudin dans Le Comptoir

mercredi 3 février 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Christophe Naudin, Le Comptoir, 30 janvier 2021.

(Propos recueillis par Ludivine Bénard).

Plus de cinq ans après les attaques du 13 Novembre, où en sommes-nous ? Malheureusement, impossible de dire que le traumatisme est derrière nous, tant ces assassins se rappellent, trop régulièrement encore, à notre mauvais souvenir. Mais on peut se réjouir d’une chose : les Français n’ont pas cédé à la panique, n’ont pas sombré dans l’amalgame, contrairement à ce que certains « entrepreneurs de l’islamophobie » prétendent. Ces aficionados des thèses indigénistes, racialistes au nom du Bien, doivent être renvoyés dos à dos à leurs semblables, qui remplissent les rangs de l’extrême droite identitaire. C’est en partie contre eux que Christophe Naudin écrit aujourd’hui, mais aussi contre tous les récupérateurs, quel que soit leur bord politique. Cet historien et enseignant, présent au Bataclan ce terrible vendredi, a tenu un journal de décembre 2015 à décembre 2018, qui a été publié récemment chez Libertalia. Il y relate son parcours de victime et ses réflexions sur les conséquences de l’attentat sur notre société, « pour se vider, pour se reconstruire ».

Le Comptoir : En sus de vos réflexions politiques, historiques ou philosophiques, votre livre retrace votre reconstruction. Plus de cinq ans après l’attentat du Bataclan, diriez-vous que vous avez dépassé votre traumatisme ? Vivez-vous toujours dans l’appréhension d’une autre attaque ?

Christophe Naudin : Il n’y a pas à proprement parler de « guérison » de ce genre de traumatisme. On apprend à vivre avec. Je vais donc beaucoup mieux qu’il y a cinq ans. Mais il reste et restera des séquelles. Psychologiquement, une forme de fatalisme et d’anxiété presque permanents. Physiquement, avec le développement d’une forme de claustrophobie, et des gênes récurrentes au bras droit. Quant à l’appréhension d’un autre attentat, oui, je l’ai toujours ressentie, plus ou moins fortement, et évidemment encore plus depuis l’assassinat de Samuel Paty.

Votre témoignage, recueilli entre décembre 2015 et fin décembre 2018, nous rappelle que les attentats islamistes se sont multipliés durant cette période. Jusqu’à faire partie, dans une certaine mesure, de notre quotidien. S’est-on habitué à cette fréquence meurtrière ? Si on peut se féliciter de ce que la population ne cède pas à la panique ou à la haine communautaire, ne peut-on pas espérer un sursaut, plutôt que ce défaitisme ambiant ?

Je ne sais pas trop quel sursaut on pourrait attendre, ou s’il y a vraiment du défaitisme. Je suis rassuré d’abord qu’il ne semble pas y avoir de rejet massif de l’islam et des musulmans en France, malgré l’existence d’actes islamophobes (même sans entrer dans le débat du comptage). Je pense que les Français font la distinction entre musulmans et terroristes, au contraire de nombre de politiques et de médias. L’ambiance pesante, aujourd’hui, est surtout due au Covid… Si la menace djihadiste est toujours présente, latente, les Français ont d’autres soucis, ce que je peux comprendre, même s’il ne faut pas pour autant tomber dans le déni.

Quelle attitude, quelles mesures, par ailleurs, attendez-vous de la part de nos gouvernants ?

Pas grand-chose malheureusement. Si, au moins, ils pouvaient cesser d’instrumentaliser les attentats, que ce soit pour mettre en place des lois liberticides ou dérouler leur idéologie politique, ce ne serait pas mal. Mais je n’y crois pas. Parmi les pistes envisageables, peut-être pourrait-on donner plus de moyens aux renseignements humains, mais en choisissant les bonnes cibles…

Publier des réflexions écrites à chaud, n’est-ce pas l’antithèse du travail d’historien ? Comment, d’ailleurs, s’articulent votre position de « victime » de l’« événement historique » que constitue l’attentat, et celle d’historien, dont le propre est par ailleurs de prendre de la hauteur par rapport à cet événement ?

En tant qu’historien, je me devais de prendre du recul sur mon propre témoignage, d’où ma postface (et même mon avant-propos). Sans elle, le témoignage brut n’est évidemment pas en lui-même un travail d’historien, c’est juste une source. J’ai quand même dans mon témoignage, à des moments précis, une démarche d’historien, quand je commence à essayer de comprendre, de trouver des explications, à faire des recherches. Cela se construit peu à peu, comme les pièces d’un puzzle. Mais sans cette postface, le puzzle n’aurait pas pu être achevé.

La date de sortie de votre livre a malheureusement coïncidé avec la date de la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire, comme vous, qui a été décapité par un Tchétchène islamiste, parce qu’il avait montré des caricatures de Charlie Hebdo en classe. Depuis 2015, on sait que Daesh vise particulièrement les enseignants, au motif que l’école républicaine ferait partie du « grand complot judéo-maçonnique ». Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de la mort de Samuel Paty ? Comment peut-on justifier l’échec de l’institution scolaire, et plus généralement celui de la République, à protéger ses ouailles, alors même que la menace est plus actuelle que jamais ?

Cela a évidemment été un choc. Je n’ai pas été étonné car je connaissais cette menace, que j’évoque dès le début de mon journal. Mais cela m’a sidéré, et j’ai ressenti encore plus fort les symptômes que je ressens chaque année quelques semaines avant les commémorations du 13 Novembre : maux de tête, forte fatigue, irritabilité… Mon hypervigilance est revenue, notamment au travail. J’ai toutefois réussi à ne pas m’accrocher aux infos, au contraire de ce qui s’est passé les trois années qui ont suivi le Bataclan. Quant à notre institution, pour tous les sujets, pas seulement celui-ci, on est dans le « pas de vagues », et les enseignants, mais aussi les chefs d’établissement, sont le plus souvent seuls face aux différentes menaces.

On s’étonne, en vous lisant, de votre optimisme concernant la jeunesse : alors que tant de sondages mettent en lumière une France de plus en plus fracturée, des communautarismes (notamment religieux) de plus en plus affirmés, qui se sont traduits par des difficultés à faire vivre la laïcité au sein de l’institution scolaire, par la remise en cause de la parole du professeur, par du chahut lors de minutes de silence, par des discours dogmatiques voire complotistes, vous faites pourtant le constat contraire auprès de vos propres étudiants et vous expliquez notamment que le débat a toujours réussi à calmer les situations qui s’envenimaient dans vos cours. « Au contraire de ce qui a été largement diffusé par les médias et les politiques, j’étais loin d’avoir des djihadistes en herbe en face de moi », écrivez-vous. Comment expliquez-vous cette dichotomie ?

Je me méfie des sondages et des « enquêtes d’opinion » en général, et sur ces sujets en particulier. Il y a toujours une volonté d’instrumentalisation. Le sondage récent de l’Ifop, publié dans Charlie Hebdo, en est un bon exemple. Les questions sont vagues, trop ouvertes à interprétations multiples, et il y a des absurdités, comme le fait de demander à un enseignant s’il a connu, « durant au moins une fois dans sa carrière » des contestations ! Un adolescent, ça conteste souvent… c’est même à ça qu’on les reconnaît. Un sondage avec des questions vraiment précises, et portant par exemple sur les cinq dernières années uniquement, aurait été à mon niveau plus pertinent.
Ce n’est pas pour autant que je fais l’autruche et que je nie les problèmes, et les tensions bien réelles. Mais cela englobe bien plus de choses que les sujets que l’on nous ressert à chaque fois, avec le même bilan : les élèves qui contestent et ont des revendications religieuses seraient principalement les musulmans. J’ai moi-même eu des élèves qui contestaient qu’on puisse critiquer ou moquer une religion, et je pense même que leur nombre augmente chaque année, même si cela reste très minoritaire. Cependant, ils étaient loin d’être uniquement musulmans, et je suis dans un collège très divers, socialement, culturellement.
Ces dernières années, mes élèves les plus fermés à la critique de la religion, ou hostiles à la laïcité (ou plutôt l’idée fausse qu’ils en ont) étaient plutôt protestants, notamment évangéliques. Et je sais que je suis loin d’être le seul. Pourtant, on en entend très peu parler… Je suis comme tout le monde inquiet des discours complotistes, de l’adhésion aux fake news, etc. Mais ce qui se passe dans nos classes n’est que le reflet de l’extérieur. Et, en effet, les écouter, débattre, leur répondre, est bien plus efficace que de faire des injonctions ou de « signaler ».
La plupart sont surtout en demande d’explications, car ils sont bombardés d’infos qui n’en sont pas vraiment, baignent dans des milieux familiaux qui, parfois, leur tournent la tête ou les laissent seuls face aux fake news des réseaux sociaux… Alors si, plutôt que de les écouter, on choisit le signalement ou le catéchisme des « valeurs de la République », cela ne fonctionne pas. Ils se referment, ne parlent plus, n’en pensent pas moins. C’est déjà le cas des élèves les plus dangereux, qui sont justement celles et ceux qui ne se font pas remarquer, mais qu’on reconnaît quand on est sur le terrain.
Le véritable souci de l’école, en plus évidemment du manque de moyens, est la mentalité de consommateur. Les élèves, et plus encore les parents, consomment aujourd’hui l’école, se comportent comme des clients qui exigent un service de plus en plus individualisé et personnalisé. Et le client étant roi, il se permet de critiquer et de faire savoir qu’il n’est pas satisfait du produit. Cette mentalité dépasse largement les problèmes de contestation des enseignements, de rejet des valeurs ou de la laïcité. Quant aux élèves, ce n’est pas à l’école qu’ils sont noyés de discours complotistes, radicaux ou abrutissants. Les médias, et pas seulement Internet, feraient mieux de s’interroger sur leurs responsabilités, plutôt que de voir l’école comme l’origine de tous les maux.

Une large part de votre témoignage concerne votre dégoût vis-à-vis d’une certaine gauche, racialiste, proche des indigénistes du PIR, qui tente de relativiser les attentats, voire de les expliquer par la sociologie. Pour ces derniers, les attentats n’ont « rien à voir avec l’islam », l’islam étant en outre, pour eux, la religion des personnes dominées (donc forcément innocentes). Cette vision perdure-t-elle encore malgré la multiplication des attentats ? Trouve-t-elle vraiment de l’écho au sein de la population française ?

Elle a un poids médiatique, politique au sein de la gauche – et pas autant à l’université qu’on essaie de le faire croire – mais n’a aucun avenir au-delà à mon avis, même au sein des populations qu’elle prétend défendre… Il faut des débats à gauche sur ces questions postcoloniales, de race, de religion, de genre… mais il n’y a plus de débat. On est sommé de choisir un camp. Là encore, les réseaux sociaux font énormément de mal, tout comme la « tribunite » aiguë, et les chaînes infos en recherche de clashs et de buzz, qui se régalent de tant de simplisme et de caricature. Les attentats n’ont rien changé, on l’a encore vu après l’assassinat de Samuel Paty et l’attentat de la basilique de Nice. Chaque camp a rempli son « bingo attentat » comme je l’écris dans mon ouvrage.

Le pendant de cette gauche est un courant prétendument républicain, du reste assez identitaire, qui frise avec l’islamophobie, qui se veut plus laïc que la laïcité même et voit des islamistes derrière chaque musulman. Cette dernière frange multiplie les polémiques liées à l’islam. Or, vous décrivez par ailleurs l’évolution d’un certain sentiment antiarabe et antimusulman chez vos proches, qui sont « comme tout le monde », qui « saturent » de la fréquence des attentats, etc. Doit-on en déduire que les islamophobes sont en train de l’emporter ? Reste-t-il encore une place pour une position mesurée ?

Je ne suis pas très optimiste, en effet. Sans forcément que – concrètement, par le vote ou les actes violents – le racisme l’emporte, je crains plus une atomisation de la société française, un rejet passif de l’autre, un repli sur soi, toujours plus d’individualisme (et pas de communautarisme) et de chacun pour soi. Et avec le Covid, c’est encore pire.

Malgré vos constats précédents, vous confiez avoir défilé avec des personnes peu recommandables lors de la marche contre l’islamophobie, organisée en novembre 2019 à l’appel d’associations islamistes. Vous justifiez votre participation à cette marche en expliquant notamment que vous vous inquiétiez de l’islamophobie croissante, notamment après l’attaque contre la mosquée de Bayonne. Vous essayez de tenir une ligne de crête qui semble de plus en plus sinueuse…

C’est surtout fatigant nerveusement de tenir cette ligne de crête, d’être sur la corde raide. Mais les retours de mon livre m’ont montré que j’étais loin d’être seul dans ce cas. En participant à cette manif, je voulais deux choses : marquer mon inquiétude face à une ambiance, surtout médiatique et politique, islamophobe, avec un enchaînement de polémiques et de sorties ahurissantes de journalistes ou de personnalités politiques, de « l’affaire » de la mère voilée accompagnatrice scolaire, à l’attaque contre la mosquée de Bayonne. Une séquence qui n’avait rien d’anecdotique pour moi.
L’autre raison était de voir qui viendrait à cette manif, et ce que j’y entendrais. Et, de ce côté, j’ai été largement rassuré. Les organisateurs ont fait leur numéro et leurs provocations, et selon moi à moyen terme ont détruit ainsi le succès qu’ils pensaient avoir obtenu. Mais la foule elle-même n’était pas du tout dans cet état d’esprit. Évidemment, la plupart des médias ont tourné en boucle sur l’étoile jaune et ont « oublié » de mentionner tous les slogans positifs, bien plus nombreux… Pour autant, j’aurais aimé une telle mobilisation contre le djihadisme. On entend souvent, à raison, que les musulmans n’ont pas à se justifier du djihadisme, qu’ils en sont les premières victimes, etc. Mais justement, une manifestation organisée contre le djihadisme, avec des slogans du type « pas en mon nom », comme on a pu le voir ailleurs, aurait à mon avis eu un impact politique fort, et bien plus positif. Car le djihadisme est un danger bien plus concret et mortel que l’islamophobie, il nourrit même celle-ci, et frappe tout le monde…

En vous lisant, j’ai trouvé une de vos phrases particulièrement éclairante. « Cette belle idée [l’intersectionnalité] qui affirmait qu’il fallait en finir avec l’ethnocentrisme occidental a été détournée. À présent, l’Occident n’est plus le centre égotique de l’histoire, c’est seulement le mal absolu. Mais en fait toujours le centre quand même. » Quel regard portez-vous sur des événements tels que le mouvement Black Lives Matter ?

Il n’y a pas assez de recul pour juger de son impact, et de ce qu’il défend vraiment. C’est un mouvement très divers, dont certains éléments commencent à être critiqués par une partie de la gauche américaine. Mais je pense qu’il semble être en passe de réussir ce que la gauche en France ne parvient pas à faire, en brassant bien plus large, y compris dans les quartiers populaires et chez les « Blancs ». Quand on suit le mouvement par les réseaux sociaux par exemple, ou dans certains médias anglo-saxons, les questions de « race » ne sont en fait pas aussi présentes que ça, on y parle aussi d’inégalités sociales, de classe, etc. Des mouvements en France essaient de prendre BLM comme modèle, mais en sont encore très loin car leur discours est bien plus clivant.