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> Entretien avec Anne crignon sur Une belle grève de femmes dans CQFD
jeudi 17 août 2023 :: Permalien
Publié dans CQFD, été 2023.
Mythique, la grève des sardinières de Douarnenez en 1924 l’est doublement : elle a été menée par des femmes et s’est soldée par une victoire. La journaliste Anne Crignon raconte leur histoire dans son livre Une belle grève de femmes. Entretien.
Il est des luttes dont la mémoire ne flanche pas. La grève des sardinières de Douarnenez, à l’hiver 1924, est de celles-là. Articles de presse, livres, documentaires, téléfilm et même chanson, cela fera bientôt cent ans que d’une génération à l’autre se transmet l’histoire des ouvrières de ce port du Finistère qui ont mis au pas les pêcheurs, fait plier les patrons. Anne Crignon apporte aujourd’hui sa pierre à l’édifice mémoriel avec Une belle grève de femmes – Les Penn sardin. Douarnenez, 1924, paru ce printemps chez Libertalia.
D’une plume déliée et sans rien céder au folklore, elle y décrit l’extrême dureté des conditions de vie des Penn sardin (« tête de sardine », en breton) ; leur combat pour arracher quelques sous aux cols blancs qui les employaient (« Pemp real a vo ! », « Ce sera 1,25 franc ! » scandaient-elles dans les rues de la ville) ; la solidarité et les liens tissés avec des figures de la gauche de l’époque ; jusqu’à la victoire, quelque six semaines après avoir déserté les usines. On en parle avec l’autrice.
Quelle est la situation des sardinières de Douarnenez à l’époque ?
Douarnenez il y a cent ans, c’est du Zola au fond du Finistère. Deux mille sardinières triment dans les vingt conserveries de la ville, appelées communément les « fritures », qui sont des hangars lugubres, trop froids en hiver, trop chauds en été, au sol rendu boueux par le viscère de sardine – autant dire pas idéal pour le bois des sabots. Elles sont corvéables de jour comme de nuit car il n’y a pas d’heure pour l’arrivée du poisson. Dès que les hommes sont à quai, une contremaîtresse bat le rappel dans la ville, il faut courir au travail, et c’est parti pour dix ou douze heures d’affilée, parfois plus. Même les fillettes sont avalées par l’usine, pour certaines dès leurs huit ans. C’est l’abjection. Les heures de nuit sont payées comme les heures de jour, c’est-à-dire une misère. Et puis il y a cette odeur qui complexe les femmes : le velours de leur jupe en est tout imprégné alors qu’elles sont d’une grande coquetterie.
Qu’est-ce qui les pousse à débrayer à l’hiver 1924 ?
Tout commence le 21 novembre à l’usine Carnaud, dite « la méta », qui fabrique les boîtes dans lesquelles est commercialisé le poisson. Un contremaître refuse de recevoir des femmes qui demandent à le voir pour lui parler de la paye minuscule et de ces heures en trop qui les épuisent, au point que plusieurs dans leurs rangs en sont mortes. Et le gars, il fait quoi ? Il refuse. La colère monte depuis quelque temps, et la rancune est palpable envers les « riches heureux » qu’elles voient passer dans la cour de l’usine, le cheveu lissé de brillantine, sans un regard pour celles qui font leur fortune. Ce refus, c’est l’offense de trop. Et vite, l’offense se change en véritable fureur. Les femmes partent dans les rues (en chantant déjà L’Internationale) propager la contestation. Du beau travail : deux jours plus tard, toutes les usines de la ville sont en grève.
Cette grève est érigée en modèle de lutte victorieuse. Qu’est-ce qui a rendu cette victoire possible ?
D’abord, c’est la solidarité. Les femmes de toutes les usines ont suivi, ainsi que les marins pêcheurs, qui étaient souvent leurs maris. Et très vite, il s’est passé cette chose incroyable : du monde a débarqué à Douarnenez pour soutenir la grève. À l’époque, la jeune révolution russe draine les espoirs de toute une génération abattue par la guerre. Dans le sillage du congrès de Tours de décembre 1920, en 1921 est née la Confédération générale du travail unitaire qui en appelle à un socialisme révolutionnaire et envoie à Douarnenez ses militants : le jeune Charles Tillon, qui sera vingt ans plus tard le grand résistant que l’on connaît, cofondateur des FTP (Francs-tireurs et partisans) ; et Lucie Colliard, institutrice de Bogève (Haute-Savoie) révoquée pour propagande pacifiste et qui a même fait de la prison pour ça. Les sardinières sont aussi soutenues par le maire de la ville, Daniel Le Flanchec, communiste, ancien anar que le ministre de l’Intérieur Camille Chautemps fait surveiller car il est fiché comme pote de la bande à Bonnot. Bref, le gars bien incontrôlable comme il en faudrait plus et qui fait flipper le gouvernement avec la vitalité de son laboratoire du bolchevisme en terre armoricaine.
Ce qui a beaucoup aidé aussi, c’est que la Bretagne a été généreuse. Tout le monde donnait de la nourriture, un coup de main, ou les deux. Je pense à un garçon de 14 ans de Pouldavid (commune rattachée à Douarnenez en 1945), Jean Moreau, qui allait d’une ferme à l’autre sur son char à bancs collecter pour le piquet de grève des kilos et des kilos de pommes de terre. Je voudrais que les gens retiennent ce nom : Jean Moreau, de Pouldavid-sur-Mer, ami des Penn sardin à 14 ans, chef des FTP de l’Orne, fusillé par les Allemands à 34. Il y avait aussi des députés communistes comme Arthur Henriet. Il faut voir tous les chics types qui ont fait leurs dix-sept heures de train depuis Paris pour venir s’installer à Douarnenez l’hiver 1924 – comme Daniel Renoult, journaliste à L’Huma. Ils étaient tous dans le même hôtel, tenu par une femme qu’ils appelaient « la belle Angèle », ravie d’avoir chez elle les amis de la révolution.
Et puis, ce qui a aidé ces femmes à tenir, je crois, c’est leur qualité de mère : elles ne voulaient pas de cette vie pour leurs enfants.
Parmi elles, Joséphine Pencalet, souvent citée quand on évoque la grève des sardinières. Qui était-elle ?
Joséphine est ouvrière d’usine. Quelques années auparavant, elle est « montée » à Paris pour être « bonne à tout faire » chez des bourgeois comme beaucoup de Bretonnes au début du XXe siècle. Elle est revenue à Douarnenez avec ses deux enfants parce que son mari est mort, emporté par la maladie, peu après la guerre. Les gens de Douarnenez disent qu’elle était la meneuse du mouvement mais en réalité on n’en sait rien. Elle n’est pas membre du comité de grève, elle ne fait pas partie de la délégation qui rencontre à Paris le ministre du Travail qui leur dit que leurs patrons sont « des brutes et des sauvages », ni dans le comité d’accueil qui va à la gare accueillir avec des fleurs le député Marcel Cachin, directeur de L’Humanité. Mais pour les Douarnenistes, Joséphine Pencalet est l’héroïne de la “grande grève”. Alors on peut faire comme John Ford dans son film L’Homme qui tua Liberty Valence (1962) : la légende est belle, imprimons la légende.
Bien que féminine, cette grève n’était pas pour autant « consciemment féministe », comme tu l’écris…
Lucie Colliard, qui était militante féministe, a essayé de convaincre ses « bonnes camarades de Douarnenez » en ce sens. Mais elles avaient déjà tant à faire qu’elle ne fut pas suivie sur ce point. En revanche, une chose est certaine : c’est grâce à des féministes comme Maria Hélia, avec son splendide film documentaire L’Usine rouge (1989), ou Anne-Denes Martin qui a rassemblé leurs témoignages dans les années 1990, que la mémoire s’est transmise. On entend aujourd’hui que les Penn sardin étaient féministes. Faut-il se déclarer soi-même féministe ou peut-on être désignée comme telle par autrui ? Je ne sais pas.
Tu décris cette grève comme un pur exemple de politisation par la lutte. Pourquoi ?
Daniel Le Flanchec, qui voulait mettre du communisme dans le cœur de ses administrés, a beaucoup influencé les sardinières. Il était tellement aimé que les grévistes avaient inventé une chanson pour lui : C’est Flanchec, c’est notre roi ! Lucie Colliard avait beau leur dire qu’il ne fallait pas applaudir un homme mais ses idées, rien n’y faisait. Il a passé les six semaines et demie de grève parmi elles, à dénoncer le capitalisme et les « patrons buveurs de sang ». Place de la Croix, à Douarnenez, on se retrouvait pour commenter les affiches placardées par le Parti communiste, lesquelles étaient de véritables cours de science politique. Et puis il y avait une assemblée générale tous les jours aux halles après la manif. La lutte a tellement politisé les Douarnenistes que Flanchec a gardé sa mairie communiste jusqu’en 1940, et haut la main.
Propos recueillis par Tiphaine Guéret