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mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien
Publié sur le site de Ballast, le 6 octobre 2022.
Nous sommes au début du XVIIe siècle. Depuis une centaine d’années, l’Espagne et le Portugal écrasent un continent entier qu’on appelle désormais Amérique latine. Les grands ensembles politiques préexistants se sont effondrés. Ainsi du Tawantinsuyo, l’Empire inca qui couvrait jusqu’alors un vaste territoire sur les Andes. C’est à cette époque que Gómez Suárez de Figueroa, mieux connu sous le nom d’Inca Garcilaso, s’est attaché à décrire ce qu’avait pu être le régime politique déchu. Sa constitution. Ses réalités sociales. Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, élaborés comme un acte de résistance, fait de lui le premier auteur « indien » que connaît l’Europe et contribue à introduire des thèmes dont la postérité ne fera que croître de part et d’autre de l’Atlantique. Du « Buen vivir » andin aux principes du « Buen gobierno » zapatiste, la mémoire utopique de l’Inca Garcilaso a longtemps été vive. Le socialiste péruvien José Carlos Mariátegui écrivait ainsi en 1927 : « Le passé inca est entré dans notre histoire, revendiqué non par les traditionalistes, mais par les révolutionnaires. » Le philosophe Alfredo Gomez-Muller revient, dans un ouvrage paru aux éditions Libertalia, sur la trajectoire d’un texte parmi les plus commentés dans l’Histoire. Nous en publions un extrait.
Peu de livres ont connu, dans l’histoire des idées sociales et politiques, un impact aussi durable et profond que les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega. Publiés pour la première fois en 1609, les Commentaires suscitent dès la fin de ce siècle l’intérêt de réformateurs engagés dans la recherche de solutions à l’extrême misère qui frappe une grande partie de la population du continent européen. Au XVIIIe siècle, ils deviennent en France une référence majeure du débat politique et culturel ; en Amérique, ils sont lus par Túpac Amaru, le leader de la plus grande insurrection indigène de l’époque coloniale, et sont interdits par le roi d’Espagne après l’échec du mouvement, en 1782, afin que les natifs ne puissent plus avoir un motif supplémentaire pour « vivifier leurs mauvaises coutumes avec de tels documents ». Au siècle suivant et dans le contexte de la tragédie sociale impliquée par la « révolution industrielle » européenne, le « Pérou des Incas » décrit par l’Inca Garcilaso est utilisé comme un important référent historique pour l’élaboration de nouvelles théories sociales et de l’idée moderne du « socialisme ». De même, les Commentaires royaux sont présents, de manière explicite ou implicite, dans la discussion bien connue à propos du « socialisme inca » (ou du « communisme inca ») qui se déroule en Europe et en Amérique latine pendant plus d’un demi-siècle — de la décennie 1880 aux années 1930. Indépendamment de leur pertinence ou non comme catégories historiques, ces notions vont contribuer à l’apparition d’idées et de pratiques politiques très diverses, qui annoncent des tâches contemporaines comme la critique (post)coloniale ou la construction de nouveaux modèles de justice sociale.
L’impact singulier des Commentaires royaux à travers les temps se rattache, surtout, à leur contenu éthico-politique et, en particulier, au thème du « bon gouvernement » (buen gobierno) qui est développé principalement dans le cinquième livre. La société andine décrite par l’Inca Garcilaso n’était sans doute pas un paradis terrestre, mais elle pouvait certainement offrir un modèle de « bon gouvernement » fondé sur une conception de la justice redistributive et de la justice sociale beaucoup plus avancée que celle qui existait alors dans les sociétés européennes. D’après les descriptions de l’Inca Garcilaso, le principe implicite qui sous-tend cette conception serait la reconnaissance de la responsabilité sociale, politique et éthique d’une prise en charge de la vulnérabilité constitutive de l’être humain, considéré comme un « être-nécessiteux ». Il s’agit d’un principe commun ou « universaliste », d’après lequel tous les membres de la société doivent pouvoir disposer du nécessaire pour vivre humainement. Concrètement, ce principe se traduit dans des « lois » qui régissent aussi bien la vie communale (la « loi de fraternité ») que la sphère « étatique » des rapports entre le pouvoir central et les divers niveaux de « communalité » (la « loi commune »). L’association de ces deux « lois » sous-tend la « loi en faveur des pauvres », qui est peut-être celle qui a le plus frappé l’imaginaire social européen, déjà marqué par les descriptions faites un siècle plus tôt par Thomas More à propos du « bon gouvernement » : un gouvernement qui vise avant tout à réguler l’activité productive en fonction des besoins du peuple, au moyen de « lois sur la distribution de toutes les choses ». La tâche économique centrale du « bon gouvernement » d’Utopie1 est d’assurer en permanence l’approvisionnement des entrepôts publics, de sorte que « rien ne manque à personne ». Sur ce point, les descriptions de l’Inca Garcilaso s’entrecroisent avec celles de More, établissant — peut-être délibérément — un pont entre les Européens du XVIe siècle et les Européens du XVIIIe siècle. La signification critique des Commentaires royaux et leur appel tacite — à la fois politique et culturel — à reconstruire l’ordre social sur la base d’une conception avancée de la justice (re)distributive, va susciter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir chez un grand nombre de lecteurs, mais aussi la méfiance, l’hostilité et la détestation chez d’autres. Au XVIIIe siècle, des auteurs comme Raynal, Genty et Robertson considèrent par exemple que l’existence dans la société inca d’institutions assurant le bien-être public tout comme l’absence de la propriété privée que décrit l’Inca Garcilaso constituent la preuve de la barbarie des Incas ainsi que de leur incapacité de progresser de manière autonome. Ils prétendent par là légitimer l’entreprise coloniale et « civilisatrice » de l’Europe.