Le blog des éditions Libertalia

Blues et féminisme noir sur Lundi.am

vendredi 16 avril 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Lundi matin, le 22 mars 2021.

Fruit étrange Notes de lecture

He’ll soon be returning and glad tidings he will bring
Then I’ll throw my arms around him, then begin to sing

Gertrude Ma Rainey

Les éditions Présence Africaine ont réédité en 2020 l’ouvrage devenu classique d’Eric Williams, historien né à la Trinité : Capitalisme et esclavage. Au travers d’une étude rigoureusement documentée qui marqua durablement l’historiographie de la traite, il démontre que « l’esclavage des nègres », depuis le XVIe siècle jusqu’à son abrogation au XIXe siècle, a répondu à une rationalisation économique, celle d’un capitalisme émergeant d’abord sous la forme d’un mercantilisme avant de prendre au XIXe siècle une forme industrielle. Tant que l’esclavage était un rouage du système économique, il était légitime aux yeux des propriétaires de plantations, des marchands d’esclaves, des gouvernements et des églises : « Les mercantilistes prétendaient que le meilleur moyen de réduire les frais de production et d’entrer, par ce fait, en concurrence avec les autres nations, était de payer des bas salaires pour des travaux qu’une nombreuse population s’efforçait d’assurer » (p. 37). On était alors esclavagiste d’une main, fondateurs de maisons de bienfaisance de l’autre. Et l’abrogation progressive, de la traite d’abord, puis de l’esclavage proprement dit, n’a pas été principalement le résultat d’une prise de conscience éthique mais d’une transformation économique, le libre-échange et le salariat détrônant les monopoles qui assuraient jusqu’alors la prospérité des commerçants de Bristol ou de Liverpool et des propriétaires coloniaux : « L’attaque fut menée en trois phases : on s’en prit d’abord au commerce des esclaves, ensuite à l’esclavage, et finalement aux préférences douanières consenties au sucre » (p. 242). Mais la révolution industrielle aura entretemps pris son essor grâce aux capitaux engrangés par les marchands d’esclaves. En témoigne le symbole de cette révolution : la machine à vapeur. Son développement supposait, en amont, une accumulation primitive : « Le capital nécessaire à la création des industries métallurgiques venait en partie du commerce triangulaire, par la voie la plus directe. Il finança par exemple James Watt et la machine à vapeur » (p. 186).
Le livre de Williams est certes par endroit lacunaire, concernant par exemple le rôle de l’Église, ou discutable, concernant notamment les raisons du recours à l’esclavage des Africains plutôt que des Indiens. Observant que « le premier exemple de commerce d’esclaves et de main d’œuvre esclavagiste dans le Nouveau Monde ne concerne pas le Nègre mais l’Indien », il explique que la transition de l’un à l’autre fut rendu nécessaire par le « faible rendement » (p. 25) de l’Indien au regard de l’Africain : « Accoutumés à une existence libre, leur constitution et leur tempérament étaient mal adaptés aux rigueurs de l’esclavage dans les plantations » (p. 23) ; Williams paraissant même entériner la conclusion d’un historien (Basset), qu’il cite sans guère le critiquer : « L’esclavage indien et la servitude blanche durent céder le pas à l’endurance, la docilité et la plus grande capacité de travail de l’homme noir » (p. 44). J’ai montré dans L’Occident, les indigènes et nous (Amsterdam, 2020) que cet argument, continument relayé depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, procède de la propagande des négriers plutôt que d’une réalité historique ou ethnologique, les « nègres » n’ayant été ni plus endurants ni plus dociles que les Indiens (ou les Européens, point sur lequel Williams est toutefois mieux avisé), et qu’il faut donc chercher ailleurs les raisons historiques, économiques et politiques qui conduisirent les esclavagistes à se tourner vers l’Afrique. (J’y renvoie donc le lecteur). Mais l’étude de Williams n’en est pas moins pionnière : parue en 1944 à Londres, elle est issue d’une thèse de doctorat soutenue en 1939. C’est donc à l’époque des bombardements nazis de Londres que Williams a transformé en livre sa thèse sur les fondations esclavagistes du capitalisme anglais et ouvert un nouveau champ de recherches, jusque-là peu exploré en dehors des remarques de Marx consignées dans Le Capital. Et une telle configuration historique contribue assurément à faire de ce livre un classique au sens rigoureux du terme, c’est-à-dire une conscience.

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Les éditions Otium ont pour leur part publié en 2020, dans leur belle collection « L’autre Amérique », une biographie de Paul Robeson, ce Nord-Américain descendant d’esclaves qui fut d’abord sportif de haut niveau, puis comédien, chanteur, militant politique et qui, tout au long de sa vie, s’adonna à l’étude des langues du monde entier, de manière à ancrer son internationalisme dans la chair d’un corps parlant. Il est impossible de résumer une existence d’une densité aussi exceptionnelle. Et son biographe, Gerald Horne (traduit par Joëlle Marelli), a manifestement été saisi par l’enchevêtrement des dons, des combats, des gloires, des études et des amitiés qui ont tissé la vie de l’une des personnalités les plus marquantes du XXe siècle. Retenons, des mille et une anecdotes qui émaillent le récit de son existence, les deux suivantes :

« La musique hébraïque m’émeut très profondément », confie-t-il à la BBC. « Un jour, on m’a pris pour un juif orthodoxe » - ou un « Falasha » d’Afrique [Juif éthiopien]. Il se laisse pousser la barbe pour Othello et, alors qu’il monte dans une rame de métro, un homme barbu se met à lui parler en hébreu. Robeson répond, comme il convient, en hébreu. « Alors, soudainement, son visage s’est fendu d’un large sourire et il m’a dit : ‘‘Vous n’êtes pas l’un des nôtres, vous n’êtes pas un Falasha… Vous êtes Paul Robeson’’ » (p. 157).

« Je suis allé chanter dans le sud du Pays de Galles et les mineurs gallois m’ont adopté dans leur cœur. J’y suis retourné encore et encore, et un jour j’ai porté une banderole pendant une de leurs manifestations de chômeurs. Cela a été le tournant de ma vie, vers 1930. Pour la première fois, des Blancs faisaient de moi un ami véritable » (p. 286).

Les éditions Otium ajoutent en fin de volume une bibliographie de dix titres afin de donner une petite idée « du regain d’intérêt de nombre d’éditeurs pour la culture afro-américaine et de la qualité de leurs publications ces dix dernières années ». Il est rarissime de voir un éditeur saluer de la sorte le travail de ses collègues. Et pour le coup, c’est une heureuse illustration de ce qui fut le ressort des engagements tant artistiques que politiques de Paul Robeson : servir une cause qui, parce qu’elle vous dépasse, vous grandit. Parmi ces dix titres figure l’étude d’Angela Davis Blues et féminisme noir. Gertrud « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, traduction de Julien Bordier, Libertalia, 2017 [1998], avec ce commentaire des éditions Otium : « Voilà un bien beau livre, fruit de recherches scrupuleuses, aux analyses fécondes. Un livre que nous aurions aimé publier, mais Nico est un sprinteur hors-pair. » Tel est l’univers impitoyable de l’édition alternative : on y rivalise pour éditer une histoire du Blues d’Angela Davis. Et justement, les éditions Libertalia viennent de rééditer en poche ce « bien beau livre ».

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Qu’est-ce que le « blues » ? Le mot « blues » vient d’une expression anglaise du XVIIIe siècle, « blue devils », les « démons bleus », servant à désigner un état dépressif. Mais le « blues » proprement dit vient de la transformation qu’a opéré l’esclave noir sur l’expression anglaise : « L’appropriation altérée de ce terme par le peuple noir n’établit pas de distinction claire entre la subjectivité d’un état psychologique de dépression d’une part, et l’objectivité d’un état d’oppression construit socialement d’autre part » (p. 262). Le mot « blues » condense ainsi une double opération, irréversiblement intriquée : sur la langue et sur la situation politique et sociale. Le Blues témoigne en effet d’abord de la transformation opérée sur le phrasé de l’anglais par l’esclave : « Honey, where you been so long / Never thought you would treat me wrong / Look how you have dragged me down » (Ma Rainey, cité p. 81). Et la force de l’étude d’Angela Davies, c’est de scruter dans l’intime praxis du langage la « dimension esthétique » chère à Marcuse : « Le peuple noir n’adopta pas la langue anglaise parlée sans défier avec force l’oppression culturelle que cela impliquait ; cette défiance était intégrée dans la parole quotidienne » (p. 363). C’est donc à ce niveau, celui d’une parole quotidienne nourrissant une praxis poétique et musicale, que s’élabore la politique du blues, ici étudiée dans les textes et les interprétations de trois blueswomen fondatrices : Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday. Mais pour l’entendre, encore faut-il avoir l’oreille délestée des préjugés issus de l’esclavage. C’est pourquoi bien des historiens « blancs » du blues n’y ont quasiment rien entendu. Ainsi, dans un ouvrage de référence datant de 1963, The Poetry of the Blues, Carters écrit :

« Il y a très peu de contestation sociale dans le blues. […] Il y a une plainte, mais la protestation est étouffée. […] Le poids oppressant du préjugé est si lourd et intériorisé, qu’il n’est pas étonnant de ne pas trouver beaucoup de contestation dans le blues » (cité par Davis, p. 219).

Paul Oliver, dans The Meaning of the Blues, va encore plus loin, se faisant l’écho des préjugés qui ont tant fleuri sous la plume des historiens de « l’esclavage des nègres » : « Le fait qu’il y ait très peu de contestation dans le blues est en partie le résultat de l’acceptation par le Nègre des stéréotypes qui ont été taillés pour lui » (cité p. 220). Et Angela Davis d’observer que ce sont pourtant ces Noirs prétendument plaintifs qui « initièrent des changements révolutionnaires dans les structures sociales des États-Unis » (p. 221). En outre, souligne-t-elle avec malice, l’analyse de ces critiques « oublie de prendre en compte la finesse du public à qui s’adressait le blues » (p. 219). Ainsi, tandis que les paroles de Ma Rainey ou Bessie Smith défiaient non seulement la culture blanche dominante, mais également le sexisme blanc ou noir, Billie Holiday pouvait, elle, s’emparer d’une chanson à l’eau de rose imposée par ses producteurs et en subvertir le sens par son interprétation :

« Quand elle chante la phrase ‘‘il n’y a pas d’amour plus grand’’, le timbre de sa voix en sape le sens littéral. […] Son message peut s’échapper des entraves idéologiques des paroles. Dans la musique, dans son phrasé, dans son tempo, dans le timbre de sa voix, les racines sociales de la douleur et du désespoir que vivent les femmes éclatent au grand jour » (p. 383).

Mais s’il est une chanson qui permit à Billie Holiday d’exercer sa puissance interprétative sur des paroles à sa mesure, c’est certainement Strange Fruit. Le Time Magazine l’a élu en 1999 « chanson du siècle ». Billie Holiday l’appelait son « cri de révolte » (p. 401). L’étrange fruit en question est le cadavre d’un homme noir lynché par une foule raciste. L’artiste ne put convaincre sa maison de production, la Columbia, de l’enregistrer. L’image de marque commerciale de l’entreprise et de sa chanteuse en auraient souffert, notamment dans le Sud. Elle n’en démordit pourtant pas et se tourna vers Milt Gabler, le fondateur du label indépendant Commodore Records, qui l’enregistra en 1939, tandis qu’à Londres Williams soutenait sa thèse de doctorat. Alors, dans le timbre de la voix de Holiday, rayonne une plainte qui fait l’esclave si grand, le maître si petit.
Strange Fruit est au départ un poème de Lewis Allan paru en 1937. Il le soumit à Billie Holiday qui le fit sien. Lewis Allan, alias Abel Meeropol, militant du Parti communiste américain, était comme Milt Gabler un fils d’immigrés juifs d’Europe de l’Est ayant fui l’antisémitisme. De la sorte, avec l’enregistrement de 1939, une boucle est bouclée :

« Les spirituals permettaient donc aux Noirs de se constituer en communauté et diffusaient dans ce groupe l’espoir d’une vie meilleure. En réinterprétant les récits de l’Ancien Testament sur la lutte du peuple hébreu contre l’oppression de Pharaon, ils construisaient un récit de communauté, celle des Africains asservis par l’esclavage en Amérique du Nord, qui transcendait le système esclavagiste et qui aspirait à son abolition » (p. 45-46).

Les éditeurs ont bien fait les choses : « Les chansons du CD accompagnant l’édition en grand format (2017) ainsi que l’intégralité des paroles relevées dans l’édition originale américaine sont disponibles en téléchargement sur le site Internet des éditions Libertalia : www.editionslibertalia.com/angeladavis » (p. 421). Je me permets d’y apporter ma pierre en vous recommandant, après avoir écouté Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, la version de Strange Fruit enregistrée en 1965 par Nina Simone dans l’album Pastel Blues. Je ne sais ce que vous y verrez, mais pour moi, c’est comme si une madone de Piero della Francesca guidait le peuple des barricades.

Ivan Segré