Le blog des éditions Libertalia

Blues et féminisme noir dans CQFD

dimanche 10 décembre 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD n° 160, décembre 201.

« Sweet mama », mon cul !

Le blues féministe de Ma Rainey et Bessie Smith

En rééditant Blues et féminisme noir, ouvrage de la grande Angela Davis publié en 1998 aux États-Unis, les éditions Libertalia offrent une belle porte d’entrée aux œuvres de deux grandes blueswomen, Bessie Smith et Gertrude « Ma » Rainey. Des battantes privilégiant les rasoirs aux pincettes.

« I’ve got the world in jug, stopper’s in my hand / I’m gonna hold it until you men come under my command. » Il faut imaginer l’envoûtante Bessie Smith (1894-1937) chanter ceci dans les années 1930. Le proclamer avec morgue et enthousiasme : « Je tiens le monde dans une bouteille, son bouchon est dans ma main / Et je le tiendrai jusqu’à ce que vous les hommes m’obéissiez. »
Le contexte n’est pas riant, sûr, avec un racisme toujours omniprésent (on est encore loin des Droits civiques), un patriarcat généralisé, des inégalités sociales criantes, etc. Il n’empêche, Bessie Smith a bondi sur la petite liberté post-esclavagisme. Et désormais ne la lâche plus, proclamant dans Mistreatin’ Daddy sa volonté de ne pas se laisser marcher sur les pieds : « Don’t bother me, I’m as mean as can be / I’m like the butcher right down the street / I can cut you all to pieces like I would a piece of meat. » Soit le parfait manifeste de l’auotdéfense façon sanglant : « Ne viens pas m’embêter, je suis mauvaise au possible / Je suis comme le boucher du coin de la rue / Je peux tous vous tailler en pièces comme je le ferais avec un morceau de viande. » Finie la « sweet mama » : « sweet papa », tu vas morfler.

Bousculer les conventions
Bessie Smith n’est pas seule à secouer la musique noire des années 1930 (époque où sont enregistrés la plupart de ses titres), à ruer dans les carcans moraux et sociaux. Se dresse aussi Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939), autre blueswoman noire, figure libre et vociférante qui dans Barrel House Blues chante : « Papa likes his bourbon, mama likes her gin / Papa aime ses autres femmes, mama aime ses autres hommes. »
Si Bessie Smith et Ma Rainey s’inscrivent dans des visions musicales un peu différentes – la première a une approche plus moderne du blues –, elles partagent beaucoup de choses. Self-made women ayant connu des temps difficiles, elles ont gagné une immense popularité à la force de leur talent et ont envoyé bouler les conventions. Toutes deux bisexuelles, elles parlent ouvertement de sexe dans leurs chansons, revendiquant de facto le droit de faire ce qu’elles veulent de leur corps. À l’image d’une autre chanteuse noire de l’époque, Ida Cox, qui dans Wild Woman proclamait : « You never get a thing being an angel child […] / Wild women are the only kind that really get by . »

Amère au possible
Des femmes sauvages, donc, aux dons musicaux viscéraux et à la liberté rugissante. Mais ce n’est pas suffisant pour décrire leur apport à la culture afro-américaine – et plus largement, américaine – des années 1920, 1930 et 1940. C’est là que Blues et féminisme noir ,ouvrage rédigé dans les années 1990 par l’ex-Black Panther et toujours combattante Angela Davis, apporte son grain de sel. Réfutant les analyses simplistes sur le blues (qui selon certains n’aurait jamais été porteur de contestation sociale), elle analyse en détail ce terreau fertile que constituent les 252 morceaux enregistrés par les deux femmes.
Bien sûr, dit Angela Davis, on ne peut parler de féminisme classique concernant leurs œuvres, tant le contexte de l’époque ne s’y prête pas. Mais en évoquant les blessures collectives de la communauté noire tout en refusant le patriarcat à l’ancienne, elles font preuve d’un véritable engagement. Car les blues de ces dames ne parlent pas seulement d’amours perdus ou triomphants, mais également de prison, d’expulsions de locataires, de crues du Mississippi, du dur labeur des blanchisseuses, etc. « If I wasn’t for the poor man, mister rich man, what would you do ? », questionne Bessie Smith dans Poor Man’s Blues.
Si la fin de l’ouvrage (consacré à Billie Holiday) est moins convaincante, Blues et féminisme noir, livre parfois un brin austère, voire rasoir dans son ton, reste éminemment conseillé pour la plongée qu’il permet dans le répertoire de deux impératrices du blues. Et dans leur rébellion contre des carcans toujours de mise. « I used to be your sweet mama, sweet papa, / Mais maintenant je suis amère au possible. »

Émilien Bernard