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Voyage en outre-gauche dans CQFD

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans CQFD n°164, avril 2018.

Mai 68 : sus aux clichés !

Vous en avez assez – surtout si, comme on dit, vous avez un « certain âge » ! - des commémorations décennales des « événements » de Mai 68 ? Vous ne supportez plus les mêmes éternels soixante-huitards invités de plateaux télé venus ressasser les mêmes platitudes sur les illusions passées de leur jeunesse et leur réussite présente de parvenus bien en cours ? Vous en avez marre d’entendre que ces événements ne se sont passés que dans un ou deux arrondissements parisiens, entre Sorbonne et Odéon ? Alors, sans hésitation, précipitez-vous sur le livre de Lola Miesseroff avant qu’il ne soit noyé sous l’avalanche commémorative des pensums de commande pour ce cinquantenaire !

Qu’est-ce que cette outre-gauche ? Lola Miesseroff la définit d’emblée comme des individus, réseaux, revues et groupes radicaux allant des anarchistes non fédérés aux situationnistes et apparentés en passant par les communistes libertaires, de gauche, ou « de conseil ». Dans cette nébuleuse, on retrouve bien sûr les revues les plus intéressantes de l’après-guerre : Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste ou Noir & Rouge. L’auteure, qui appartient à cette mouvance depuis 1967, ne propose pas des mémoires en solo, mais des entretiens anonymes avec une trentaine d’individus appartenant à cette outre-gauche dans la période 1966-1972. Pour ce faire, elle évoque d’abord le climat d’avant 1968, les parcours et les lectures marquantes de cette génération, livrant au passage de belles formules comme : « On apprend à vivre avec Vaneigem et à penser avec Debord. » Viscéralement antistaliniens, ces individus lisent Voline sur la révolution russe, Ida Mett sur la Commune de Cronstadt, Socialisme ou Barbarie sur la nature de l’URSS, Simon Leys sur la Chine de Mao, etc. Critiques du maoïsme comme du tiers-mondisme, ils s’opposent aux gauchistes de l’époque, trotskistes ou marxistes-léninistes, qui n’ont pour but que de « prendre la direction de la révolution ». Leurs velléités révolutionnaires oubliées, ces derniers persévèreront dans leur être « pour devenir des serviteurs de tous les pouvoirs en place ».

Loin du Quartier latin, ce voyage nous rappelle aussi utilement que le mouvement de Mai démarra plusieurs mois avant lors de grèves dures dans plusieurs villes et qu’il fut annoncé par le scandale de Strasbourg l’année précédente. Il vit des situationnistes s’emparer des structures de la bureaucratie syndicale étudiante pour mieux les subvertir en publiant le pamphlet De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. On suit les protagonistes de l’outre-gauche à Bordeaux et à Nantes où ils réalisent, à peu près seuls en France, la jonction entre les étudiants les plus radicaux et d’autres groupes sociaux (ouvriers, paysans). Sont évoqués aussi le mouvement dans les lycées, les universités, la rue et les lieux de travail, le chassé-croisé entre travailleurs et étudiants comme les causes et les conséquences de Mai (début de la fin des Trente Glorieuses et du communisme à la mode PCF-CGT, modernisation du capitalisme). Au fil des pages, c’est bel et bien le véritable esprit de Mai que l’on retrouve, aussi bien dans ce qu’il a pu avoir de meilleur comme, parfois, de (beaucoup) moins bon, à commencer par l’« idéologie de l’alcool comme élément de la panoplie révolutionnaire » ou encore sa « dénégation de la maladie mentale ». Et je serai tenté d’y ajouter son anti-syndicalisme, compréhensible sur le moment du fait du rôle contre-révolutionnaire de la CGT durant les événements, mais qui faisait fi d’un siècle et plus de luttes sociales du mouvement ouvrier…

Avant que vous vous précipitiez sur le bouquin, concluons avec l’auteure : « la lutte de classes est la seule façon d’éviter que la faillite du capitalisme soit la destruction de l’humanité. » Voilà.

Charles Jacquier