Le blog des éditions Libertalia

Un détail inutile ?

vendredi 26 avril 2013 :: Permalien

Un détail inutile ? Le dossier des peaux tannées, 1794
Jean-Clément Martin
Vendémiaire, 2013, 154 pages, 16 €

Outre le fait d’avoir été guillotineuse, la Révolution fut-elle « tanneuse » ? Les membres du Comité de salut public ont-ils porté des culottes de peau humaine lors de la fête de l’Être suprême ? Une tannerie humaine secrète a-t-elle été mise en place par la Terreur au château de Meudon ? L’écorchement des Vendéens relevait-il d’une pratique encouragée par les autorités ? Autant de questions sensibles car aptes à renforcer la « légende noire » de la Révolution. Ce livre stimulant a un horizon politique affirmé et constitue un clair exemple de méthode.

Jean-Clément Martin commence par étudier la construction des rumeurs, nées lors des luttes de pouvoir de Thermidor puis perpétuées au xixe siècle sous la plume de quelques historiens contre-révolutionnaires. Il s’intéresse ensuite aux faits eux-mêmes. Oui, quelques peaux humaines ont été exceptionnellement tannées par des révolutionnaires, et non par la Révolution elle-même. Refusant l’effet de sidération que pourrait produire ce détail d’une horreur gothique, JC Martin restitue ses pratiques dans une longue durée anthropologique (ce passage est un peu trop rapidement mené, seule critique à ce livre) puis dans la situation précise de la fin du xviiie siècle. Or, si l’écorchement des « corps vils » est une pratique sociale (scientifique, judiciaire, guerrière) prégnante à la veille de la Révolution, elle devient marginale au xixe siècle. La période révolutionnaire est celle d’une profonde mutation des sensibilités. Les atteintes inutiles aux corps choquent de plus en plus, et la seule vue du sang commence à poser problème. En d’autres termes, les très rares révolutionnaires tanneurs sont presque anachroniques aux moments de leurs actes ; ne sont en aucun cas soutenus par des autorités qui, évidemment, n’ont pas créé des tanneries secrètes de peaux humaines ; et opèrent toujours dans une situation précise : la guerre à outrance, qui favorise ces exactions.

Il n’est donc pas question ici de nier ces actes isolés – ce qui reviendrait à substituer une « légende dorée » à la « légende noire » – mais de les rendre intelligibles en les rendant à leurs temps successifs et emboîtés, en articulant la durée intense des épreuves de la Première République, celle des guerres révolutionnaires et impériales, celle aussi de la violence répressive des états modernes à partir du xviie siècle dont hérite la Révolution ; celle enfin de la construction des mémoires au xixe siècle. Ainsi inscrite dans la longue durée des atteintes mutilantes aux corps, la Révolution n’apparaît pas plus violente que son temps. Et pourtant, si ses exactions sont ressassées, celles de Napoléon sont presque effacées des mémoires. Ne reste que la gloire d’une France conquérante, tableau nationaliste que vient à peine troubler la force des images de Goya.

Un livre à conseiller à ceux qui veulent mieux comprendre les liens entre histoire et mémoire, mieux saisir la Révolution, mieux répliquer aussi aux images d’Épinal droitières. C’est ce qu’exprime la remarquable conclusion qui, à partir d’un détail pas si inutile que ça, offre une belle mise en perspective de la période révolutionnaire et impériale : « Napoléon n’était à tout prendre qu’un Alexandre, catalysant des énergies à son profit. Les révolutionnaires ont, sans le vouloir, libéré des forces qui ont échappé à tout contrôle, remodelé ce qui était déjà là pour projeter des structures inattendues. […] La Révolution, c’est ce moment où l’humanité s’est dépouillée. »

Éric Fournier