Le blog des éditions Libertalia

Tant qu’il y aura des Incos

jeudi 18 décembre 2008 :: Permalien

En ce moment, alors que nous venons de lancer la réimpression de La Vie des forçats, d’Eugène Dieudonné (lien), nous travaillons sur le texte de Paul Roussenq, L’Enfer du bagne, à paraître en février 2009. Les résonances avec l’actualité sont nombreuses. En voici un exemple.

Les Incorrigibles

Le camp des Incorrigibles de Charvein, à trente kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni avait une réputation d’épouvante largement méritée.
On envoyait là les fortes têtes qui avaient encouru un total de punitions de cachot supérieur à quatre-vingt-dix jours dans le courant d’un même trimestre.
Situé en pleine forêt, dans un endroit malsain, ce camp disciplinaire comportait des travaux forestiers particulièrement pénibles.
Le régime était très dur : le silence était de rigueur, sauf pour les besoins du travail ; le tabac était sévèrement prohibé et trente jours de cachot sanctionnaient toute infraction à cet égard.
Les Incos, ainsi qu’on les appelait par abréviation, n’avaient droit qu’à la portion congrue en fait de nourriture sans pouvoir prétendre à aucune gratification. Ils couchaient aux fers dans les cases.
Aux locaux disciplinaires, où ils étaient jetés à tour de rôle, ils étaient l’objet de sévices et de brimades de toutes sortes, par exemple la privation d’eau et la répartition de leur pain en bouchées, à raison d’une bouchée par heure. Ainsi, ils avaient toujours faim et soif durant le cours de leur punition.
Au travail, ils ne devaient sous aucun prétexte se dérober à la vue des surveillants qui les gardaient, carabine à l’épaule et revolver au côté, sinon, on les abattait comme des perdreaux.
Les surveillants que l’on envoyait à Charvein étaient réputés parmi les plus sévères et les plus sanguinaires.
Parmi les travaux pénibles qu’exécutaient les Incos, il y avait celui du charroi de pièces de bois équarries, qu’il fallait apporter jusqu’à la scierie distante de quatre kilomètres. Les hommes travaillaient entièrement nus, à part un léger cache-sexe.
Attelés comme des bêtes de somme aux cordes qui maintenaient les pièces de bois, ils tiraient sur les bricoles qui leur meurtrissaient les épaules. Ils devaient passer outre aux fondrières, aux déclivités du terrain, aux épines. Marche ou crève ! Des porte-clés arabes les tarabustaient, les injuriaient dans leur langage guttural.
Les surveillants ne s’en privaient pas non plus, et les annonces de punition étaient fréquentes. Il ne fallait pas songer à prendre un maigre repas avant que la lourde pièce de bois soit rendue à destination. Tout nus, la tête courbée, le corps bronzé par le soleil et les intempéries, on aurait dit une bande de démons sylvestres qui regagnaient leur antre…
Pour ceux qui travaillaient sur place au chantier, le labeur n’était pas moins pénible, il ne fallait pas souffler une minute.
Les évasions étaient fréquentes à Charvein. Abreuvés de mauvais traitements, sous-alimentés, perdant l’espoir de sortir de cet enfer, les Incos ne craignaient pas de risquer la mort ou la réclusion cellulaire pour mettre fin à leurs misères.
Ils ne pouvaient s’évader des cases la nuit, ces dernières étant soigneusement gardées par les porte-clés arabes, armés de sabres d’abatis. Ils devaient le tenter sur les lieux de travail. Par groupes, s’enfuyant dans toutes les directions pour semer le désarroi parmi leurs cerbères, ils essuyaient les coups de feu. Les uns tombaient pour ne plus se relever ; d’autres, plus heureux, réussissaient à gagner la lisière de la forêt vierge où ils se plongeaient, poursuivis par les surveillants et leurs auxiliaires. S’ils étaient rejoints, il n’était pas rare qu’on les assassinât sur place. Cela dépendait de la férocité ou de la compréhension des chasseurs d’hommes lancés à leurs trousses.
Généralement et réglementairement, les Incos devaient être déclassés et renvoyés dans leurs pénitenciers respectifs après six mois de bonne conduite. Mais leurs bourreaux s’arrangeaient le plus souvent pour leur faire encourir une punition au bon moment, ce qui retardait de six mois de plus leur départ.

(extrait de L’Enfer du bagne de Paul Roussenq)

PS : si vous êtes à Paris dimanche 21 décembre vers 17 heures, passez donc au CICP (21, ter rue Voltaire, métro Rue-des-Boulets), il y a une soirée de soutien (débat puis concerts) au journal anti-carcéral L’Envolée.