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Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers ! au séminaire « Émancipation » (ENS) - fin

mardi 7 juin 2011 :: Permalien

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers !
au séminaire « Émancipation » (École Normale Supérieure).
Partie III (Suite des billets publiés le 14 avril et le 18 avril.)

Un mouvement pas si improbable

De « miracle social », Pierre Bourdieu qualifiait le mouvement des chômeurs de 1997-1998, pour signifier son improbabilité. Compte tenu de leur niveau de « capitaux » socioculturels, politique, cognitif ou militant, les chômeurs étaient selon lui écartés a priori de toute mobilisation collective. L’hypothèse sous-jacente à cette formule bourdieusienne est que l’instauration et la poursuite d’action commune nécessitent des caractéristiques sociologiques préalables. De ce fait, les luttes menées par des franges de la population déficitaires en capital ne présentent au mieux qu’une aberration.

Sans-emploi, sans-papiers, sans-logis, la sociologie des mouvements dits des « sans-voix » s’attache ainsi à révéler ces « miracles sociaux ». Les différentes études décryptent les mécanismes par lesquels les individus collectent des « ressources » et/ou comment font-ils appel à – ou sont-ils mobilisés par – des « entrepreneurs de protestations » (Expression des auteurs J. D. McCarthy et M. Zald, théoriciens de la mobilisation des ressources. On peut lire S. Maurer et E.Pierru sur les chômeurs, J. Siméant sur les sans-papiers et C. Péchu sur les sans-domicile.). La notion de ressources reste ici plurielle. Elle peut tout autant correspondre à des moyens économiques, matériels, techniques, organisationnels qu’à des capacités sociales, politiques, militantes. En suivant ce deuxième aspect, les tenants de la « mobilisation des ressources » se concentrent davantage sur les manquements symboliques des personnes subordonnées, exploitées, qu’à leurs possibles potentialités.

Peu étonnant pour une sociologie de la domination qui dévoile parfaitement ses rouages invisibles tout en pointant une certaine complicité inconsciente des dominés par intériorisation tacite des valeurs ; elle-même liée à un déterminisme social, à un habitus (Voir par exemple Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Éditions de Minuit, 1989, Paris, et Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972, Genève. Faute de place, je renvoie à la réflexion de Nicolas Jounin sur « Violence symbolique et soumission à la domination », dans Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-VII, sous la direction de Alain Morice, 2006, pp. 291-296.). Ici la théorie de la domination flirte avec celle de la soumission, du maintien de l’ordre des choses. Où la « fatalité sociologique » fait que les faibles seraient toujours et partout des faibles, les précaires exclusivement précaires. Difficile alors d’envisager les éventualités émancipatoires autrement que miraculeusement, qu’exceptionnelles.
Explique-t-on un miracle (Lire Pierre Bourdieu/Post-scriptum : http://www.vacarme.org/article264.html) ? Peut-on l’objectiver ?

Une grève impensable ?

Que dire alors du mouvement de grèves coordonnées dans l’Île-de-France entre le printemps 2008 et l’hiver 2009 ? La lutte de salariés sans papiers, souvent intérimaires et volontiers qualifiés de « précaires parmi les précaires », fait-elle office d’impensé sociologique ?

Dépourvues de titre de séjour, ces personnes vivent dans la peur permanente d’une arrestation et d’une expulsion du territoire. Cette menace impacte directement sur les conditions de travail et d’emploi. Pêle-mêle : heures supplémentaires non payées, rémunération aléatoire, révocation immédiate, bon vouloir patronal…

La mise en mouvement dans cet environnement de précarisation est à interroger au même titre que le type de forme conflictuelle utilisé. En effet, le recours à la grève illimitée détonne quelque peu dans le contexte actuel : le nombre de jours annuels de grèves recensé par l’inspection du travail serait passé de 3 millions en 1975 à près de 250 000 en 2005 (Source : A. Carlier, « Mesurer les grèves des entreprises : des données administratives aux données d’enquêtes. » Dares. n° 139, août 2008.). Désertion syndicale et faible syndicalisation, restructuration des circuits de production, développement de la sous-traitance et des emplois précaires (CDD, intérim) depuis la fin du compromis fordiste n’en sont que quelques facteurs explicatifs non exclusifs.

Pourtant, si l’apparition des vagues de grèves en 2008 et 2009 a pu étonner médias et autres commentateurs, c’est davantage parce que des « clandestins » condamnés au silence osaient (enfin) « sortir de l’ombre » en bravant les risques encourus. Moins parce qu’ils réactualisaient un mode de conflit perçu comme désuet dans un contexte d’atomisation des collectifs, d’individualisation salariale, de précarisation des statuts salariaux…

Des résistances préalables

Or ces deux dimensions utiles à l’analyse de ce conflit s’entremêlent au sein des subjectivités des grévistes. Lors des entretiens autour de leur parcours migratoire et de leur rapport au travail, à l’emploi, ces derniers font écho de débords, de ruses, de tactiques, de prises de paroles, d’échappées face à l’ordre oppressant. Ainsi des « pauses volées » au temps du travail, des interruptions de missions, des jeux d’omissions autour de l’identité illégale ou même des fuites lors des contrôles policiers. Ces formes ne sont pas toujours silencieuses. Elles s’expriment à travers des mensonges, des négociations, demandes d’augmentation voire des affronts avec l’employeur. Cela rejoint l’idée que la conflictualité ne décline pas avec la diminution des jours de grèves, mais plutôt qu’elle se transforme au profit de résistances individuelles ou collectives moins ouvertes, car moins coûteuses : grève de zèle, absentéisme, défection, vols, refus d’heures supplémentaires, pétitions, etc. (Sophie Beroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pelisse, « Entre grèves et conflits : les luttes quotidiennes au travail », documents de travail, Centre d’études de l’emploi, n° 49, juin 2008, 173 p. Voir aussi la typologie de postures face à une organisation de Albert Otto Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge MA : Harvard University Press, 1970.)

La grève, une issue comme une autre

Même minimes, éparses et fatidiques soient-elles, ces formes de résistance révèlent chez ces migrants sans papiers des mises à distances vis-à-vis de leur domination. Pour le dire vite, elles augurent d’une volonté de se détacher de sa condition et jalonnent leur fatum, celui de « s’en sortir ». La précarité s’apparente moins à une chape de plomb qu’à un faisceau de situations, aussi extrêmes soient-elles, avec laquelle il convient de s’adapter en permanence. La grève s’inscrit ainsi, selon nous, dans le prolongement des risques et périls dont le travailleur sans papiers fait l’expérience dès le début de son itinéraire migratoire. C’est ce que nous avons appelé « la lutte en continu ». L’éternel dilemme du gréviste, selon lequel faire grève fournit des avantages au prix de nombreux sacrifices, est ici évacué dans l’espoir suscité par les premières occupations d’entreprises. En une semaine, la majorité des grévistes obtiennent leur régularisation. Relayées par les médias et dans les sphères fréquentées par les immigrants sans papiers, ces grèves sécrètent un sens nouveau de la réalité où les croyances préalables sont traversées par une opération de cadrage. À tort ou à raison, elles suscitent l’espoir et impactent sur le processus décisionnel en atténuant les risques (Circonstance aidante : l’obligation, entrée en vigueur en 2007, de faire vérifier par l’employeur auprès de la préfecture la régularité de tout nouvel employé étranger. Elle a suscité des vagues de licenciements). La grève ne constitue donc pas le révélateur d’un asservissement devenu insupportable mais d’une possibilité gagnante, pour s’en affranchir. S’investir dans un conflit relève ici de l’énonciation d’un tort sur la scène publique (Patrick Cingolani, La République, les sociologues et la question politique, La Dispute, 2003), loin d’une quelconque prise de conscience spontanée, fut-elle collective(Johanna Siméant, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, 1998). J. Siméant admet que cette dernière n’est pas nécessaire au passage à l’action, supposant par là même qu’on puisse être ignorant à sa domination.

« Il n’y a jamais eu besoin d’expliquer à un travailleur l’exploitation », rétorque Jacques Rancière. « Prendre conscience de l’exploitation, c’était, au contraire, de pouvoir l’“ignorer”, c’est-à-dire de pouvoir se défaire de l’identité que cette situation leur donnait et se penser capables de vivre dans un monde sans exploitation. C’est ce que veut dire le mot émancipation.  » Faire appel aux syndicats et prendre connaissance de ses droits (Le collectif UCIJ a par exemple publié un « 4 pages » qui rappelle les droits des employés étrangers.) de travailleur n’exprime-t-il pas le désir de se soustraire à « l’étiquetage » (au sens de H. S Becker) ou au « label » (Sinigaglia, 2007) sans papiers ? S’identifier aux yeux du public en tant que gréviste, donc travailleur, affirme une nécessité de protection prévue par le droit constitutionnel. Une identification sous l’angle salarial qui s’exprime en faisant appel aux syndicats.

À cet effet, l’initiative de certains piquets de grève provient de travailleurs sans papiers qui ont démarché eux-mêmes les sections syndicales. Ces initiateurs, « entrepreneurs de protestation », n’avaient pas de prédisposition sociologique – à l’image d’Abdel, cultivateur malien, sans diplômes, à l’origine de la grève de Man BTP (Cependant l’expérience politique et le niveau d’études de grévistes, désignés comme délégués, ont par la suite renforcé « l’efficacité » de la lutte). Ce peut être un détail mais il donne à comprendre que faire appel à l’ « organe de représentativité » qu’est le syndicat, dans le domaine du travail, relève plus de la volonté d’apparaître légitime que d’une incapacité à penser sa condition ou d’un besoin d’être éclairé.

Bourdieu et Rancière, même combat

Là réside peut-être toute la question de l’improbabilité d’un mouvement social. Faire l’hypothèse d’une incompatibilité entre précarité et conflit revient à considérer sa réciproque : les salariés plus installés, plus élevés socialement seraient plus enclins à se mobiliser. Or aucune nécessité historique ne laisse prévoir l’apparition d’un conflit. La mobilisation des cadres de l’entreprise ELF en 1999 était-elle plus propice ? « On a appris à défiler », constatait alors un membre de la confédération générale des cadres (Olivier Piot, « Des cols blancs contre la finance va-tout », dans Les révoltés du travail, Manière de voir, n° 103, février-mars 2009, p. 29-31.).

C’est pourquoi l’improbabilité du mouvement des travailleurs sans papiers nous apparaissait problématique. Nous l’avons admis seulement dans la mesure où la forme conflictuelle de la grève illimitée semblait mise à mal par les conditions objectives et matérielles de vie, d’emploi et de travail de ces travailleurs. Car il ne suffit pas de désenchanter le miracle, encore faut-il pouvoir expliquer les enjeux et les éléments qui président à la mise en mouvement. Mais en aucun cas pour une incapacité symbolique à refuser sa place. C’eût été adopter une vision aristocratique selon laquelle l’insoumission dépendrait d’un phénotype sociologique. Sorte d’essentialisme social.

On retombe ici sur l’ambivalence du concept de ressource, évoquée plus haut. Dans leur analyse du mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998, S. Maurer et E. Pierru caractérisent la catégorie des résiliés comme n’ayant pas « les ressources culturelles ou cognitives nécessaires pour traduire politiquement le sentiment d’injustice qu’ils éprouvent » (Sophie Maurer et Emmanuel Pierru « Le Mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un “miracle social” », in Revue française de science politique, vol. 51, n° 3, juin 2001, pp. 371-407). L’ambiguïté se cristallise dans l’interprétation de cette « traduction politique ». Signifie-t-elle un besoin de faire appel aux élites, aux intellectuels afin de pouvoir penser, énoncer, exprimer le cri de la révolte ? Ou est-il – cet appel aux élites – un moyen de relayer ce cri auprès de la classe dominante ? Afin de lui faire entendre, dans ses codes de langage, la parole des exclus ? Auquel cas, P. Bourdieu et J. Rancière pourraient ici éventuellement trouver un terrain d’entente autour de cette « reconnaissance des non-reconnus à parler et à être entendus » (Certaine grève du mouvement étudié ont adopté une stratégie transversale en mettant en avant la parole des concernés des grévistes eux-mêmes auprès des interlocuteurs — médias, patrons, préfecture — afin de légitimer leur revendication à travers l’expérience directe, le vécu des premiers concernés).

Ludo

À Larry Portis

lundi 6 juin 2011 :: Permalien

Nous venons d’apprendre le décès de Larry Portis, spécialiste des IWW, amoureux de Jack London, préfacier de notre tout premier livre.
Toutes nos pensées vont à Christiane, sa compagne.

Paris, 18 mai : Rencontre avec Grégoire Chamayou

lundi 16 mai 2011 :: Permalien

Mercredi 18 mai, à 19h, la CNT (33 rue des Vignoles, Paris XX) accueille Grégoire Chamayou, philosophe et éditeur. Si vous n’êtes pas loin, passez débattre avec lui. À défaut, on peut se rabattre tout de suite sur les deux ouvrages parus en 2008 et 2010.

Les chasses à l’homme
Histoire et philosophie du pouvoir cynégétique

Grégoire Chamayou
La Fabrique, 240 pages, 2010, 14 €.

L’histoire et la philosophie des chasses à l’homme dévoilent une face sombre de la domination : les lieux et les moments où le pouvoir se constitue comme traque et prédation. Grégoire Chamayou retrace l’évolution des techniques de capture, des pratiques et des idées qui ont caractérisé depuis l’Antiquité la férocité des dominants. Des chasses d’appropriation aux chasses d’exclusion, des marges vers l’État, une forme de pouvoir s’est développée en traquant les Indiens, les Noirs, les pauvres, les étrangers, les Juifs, les illégaux… C’est un livre contondant, un outil redoutable et très habile qui explore les ressorts racistes, capitalistes et autoritaires du développement du pouvoir de chasser l’humain et s’interroge sur les conditions de l’insoumission et de la rupture : «  Si la chasse à l’homme remonte à la nuit des temps, c’est avec l’expansion du capitalisme qu’elle s’étend et se rationalise. […] Mais la relation de chasse n’est jamais à l’abri d’un retournement de la situation, où les proies se rassemblent et se font chasseur à leur tour. »

Les Corps vils
Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles

Grégoire Chamayou.
La Découverte, 420 pages, 2008, 24,50 €.

Les « corps vils », ce sont ceux des bagnards, des fous, des orphelins, des prostituées, des condamnés à mort, des esclaves et des colonisés. En quelque 400 pages, le philosophe Grégoire Chamayou – par ailleurs animateur de la collection « Zones » aux éditions La Découverte – renouvelle l’épistémologie des sciences et pose la première pierre d’une philosophie politique de la pratique scientifique. Il démontre qu’entre 1720 et 1905, les progrès de la science se sont opérés au détriment de certaines catégories de la population perçues comme de « moindre valeur ». Citant Walter Benjamin : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie », il dévoile la face sombre et cynique de l’expérimentation scientifique. Pour les dissections, les savants se disputaient les cadavres des condamnés, allant jusqu’à les faire déterrer. Ces cadavres avaient pour vertu leur disponibilité (pas de famille avec qui composer) et leur santé (les sujets étaient souvent jeunes et sains). En 1721, outre-Atlantique, le docteur Boylston inocula la petite vérole à ses esclaves. En 1768, en Jamaïque, un colon fit une expérience avec 3 000 esclaves ! Le pouvoir d’expérimenter relevait alors du droit du maître. Plus tard, il relèvera du droit du souverain. En 1884, Arning inocule la lèpre à un condamné à mort hawaïen. L’année suivante, Pasteur demande à l’empereur du Brésil l’autorisation d’expérimenter sur des condamnés à mort ses expériences sur la rage. Tout ceci pose la question de l’absence ou quasi-absence du consentement du cobaye dans les discours déontologiques du xixe siècle et du statut du dominé, du condamné, du « racisé ». Un travail lumineux.

Regard sur Haïti

mercredi 20 avril 2011 :: Permalien

Notre ami Yann Levy, l’auteur de Marge(s), rentre d’un reportage en Haïti. Voici quelques-uns de ses clichés. On en découvrira d’autres sur son (tout nouveau) site.

Je suis parti à Port-au-Prince pendant neuf jours en repérage pour l’association Willsport. L’objectif était d’établir des contacts avec le monde sportif haïtien afin de permettre à l’association française de mettre en place un dispositif en vue d’aider le monde sportif haïtien. Au-delà des photos réalisées pour le repérage, j’ai pu découvrir une société en rupture avec les clichés et les idées reçues que l’on peut se faire ici. Si le pays n’est pas encore reconstruit, nous pouvons nous interroger sur ce que sont devenus les millions d’euros récoltés après le 12 janvier 2010. Outre les enjeux politiques locaux que représentent les centaines de milliers de réfugiés, n’oublions pas que le marché de la reconstruction d’Haïti représente plus de dix milliards d’euros, cela à de quoi laisser songeur en ces périodes de crises. Quoi qu’il en soit c’est le peuple qui continue de souffrir et de se battre pour vivre dignement, chacun fait de son mieux pour s’en sortir : solidarité de base, entraides, petits boulots. Au-delà du drame humain qui se joue quotidiennement en Haïti, ce peuple qui, rappelons-le, a été le premier à s’émanciper du joug colonial n’a ni besoin de nos larmes ni de notre pitié. Haïti a besoin d’aide c’est indéniable, mais certainement pas de condescendance ou de suffisance.

Yann Levy

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers ! au séminaire « Émancipation » (ENS) - suite

lundi 18 avril 2011 :: Permalien

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers !
au séminaire « Émancipation » (École Normale Supérieure).
Partie II (Suite du billet publié le 14 avril.)

L’action collective comme processus de « mise à distance »

Le « mouvement », entendu comme moment où une action collective se déploie (dans une configuration particulière ; dans ce cas précis, après une évolution législative), apparaît comme une occasion, une opportunité de l’énonciation d’un tort, bien plus que d’une quelconque prise de conscience collective. En réinscrivant les actions des sans-papiers dans un quotidien tactique, on a cherché à montrer que le mouvement actuel des travailleurs sans papiers doit être lu comme une tactique de lutte parmi d’autres, particulièrement efficace sur de nombreux plans, au sein d’un environnement oppressif (moins sur d’autre, on pourra éventuellement y revenir dans la discussion).

Enjeux théoriques

L’optique, ou le parti pris théorique que l’on a adopté, s’inspire très directement de la sociologie du quotidien de Michel de Certeau et son concept de tactique ; de la notion de bricolage de Levi-Strauss ; ou encore de l’échappée de Foucault, interviewé dans Révoltes logiques en 1977 : «  Il y a bien toujours quelque chose dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. […] Cette part de plèbe […] c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager. (M. Foucault, « Pouvoirs et stratégies », Révoltes logiques, n° 4, 1977, in Dits et écrits, t. III, 1976-1979, Gallimard, Paris, 1994.) »

Parce que précisément il s’agit d’ajustements perpétuels face à une oppression de l’ordre, les sans-papiers doivent ruser, contourner, détourner, composer avec les contraintes et les circonstances, autrement dit user de tactiques, entendues comme « manière de “faire avec” (M. De Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.) », et donc en appelle directement à une intelligence adaptative.

« Ces pratiques mettent en jeu une ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser (idem). »

C’est exactement cette dimension que ne saisit pas la lecture en termes de mobilisation des ressources : comment « réussit-on » en politique quand on est faible ? Alors qu’il me semble, au contraire, que lorsque l’on replace cet engagement dans le cadre de l’expérience de vie d’un sans-papiers, c’est la question inverse qui vient à l’esprit, à savoir : « Comment ne pas s’engager dans de telles conditions ? Comment et pourquoi est-ce que les opprimés restent aussi calme ? »

Lorsque la possibilité d’une action collective se présente, nul besoin alors d’invoquer un « miracle sociologique » (Sur la théorie de la mobilisation des ressources appliquée au mouvement des sans-papiers, voir
J. Siméant, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences-Po, Paris, 1998 ; ou T. Blin, « L’invention des sans-papiers. Récit d’une dramaturgie politique », Cahiers internationaux de sociologie, n° 125, 2008.). Et d’ailleurs, la lecture en termes de tactiques permet justement d’éviter l’écueil du débat entre sincérité et non-sincérité dans l’action collective (versus un machiavélisme sous-jacent de la théorie des ressources). Parce que toute leur vie est suspendue à ces papiers, une déclaration telle que « nous sommes prêts à mourir ici », pour les obtenir, n’est pas uniquement un effet théâtral, si tant est que ce le soit, mais puise dans un vécu, fait sens au regard d’une expérience. James C. Scott (La domination et les arts de la résistance) ne dit pas autre chose quand il affirme que les moments politiques ne se comprennent qu’à la généalogie de ce que lui nomme le texte caché.

Interruption du cours normal des choses

Les sans-papiers sont pris dans un système qui, parce que fondamentalement oppressif, active nécessairement une dimension première, celle des affects. Autrement dit, les sans-papiers sont avant tout affectés par tout le dispositif répressif engagé à leur encontre.

La tactique doit se comprendre alors comme une rationalité, non pas instrumentale, mais adaptative et transitoire, une « synthèse intellectuelle », dirait de Certeau, en actes, d’une relation avant tout affective à un environnement, à lire comme une mise à distance, une échappée, face à des processus de domination.

Parce que l’action collective, que l’on appelle « mouvement social », est une suspension à la fois temporelle, spatiale et symbolique de l’ordre, la dynamique de mise à distance se renforce.

En s’appropriant le lieu de travail ou la rue, ces travailleurs s’installent alors dans un nouvel espace temporel. Les premiers mois de la grève sont ceux d’une certaine émulation où les grévistes « sortent de l’ombre », s’affairent à organiser la vie commune, participent à de grosses actions, font connaissance des soutiens et tissent de nouvelles relations. Mais très vite, en dehors des actions programmées (manifestations, occupations temporaires de lieux, fêtes de soutien…) s’installe une routine faite de tracas et de préoccupations. Le rythme journalier est lent, ponctué par les repas ou les allers et retours à la mosquée. Contrastant quelque peu avec les allers et venues des délégués, les grévistes meublent et jalonnent leur temps, délié avec les rares passants ou les quelques soutiens. Alors on prend le thé vingt fois par jour. Temporalité ambivalente puisqu’elle signifie aussi bien convivialité et socialisation que vide et ennui du quotidien d’un piquet de grève ; et l’attente, toujours l’attente…

« Interruption du cours normal des choses » (J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Fayard, Paris, 1981), le mouvement est une suspension de l’ordre dominant, d’un quotidien fait de subordinations.

C’est également la rencontre avec l’Autre, l’échange, la communication, la croisée de trajectoires sociales radicalement différentes qui jamais ne se serait rencontrées. On apprend, on échange, on s’enrichit mutuellement.
C’est l’apprentissage de techniques militantes mais aussi d’une histoire, d’un certain nombre de répertoires, etc.

Enfin, pour certains, notamment les délégués (mais pas seulement), c’est redécouvrir la force de la parole. Patrons, commerciaux d’intérim, politiciens, sénateurs, employés de préfecture, hauts fonctionnaires : tous ces interlocuteurs dont la position structurelle les a toujours incités à la déférence. Là, parce qu’ils sont venus faire entendre leurs raisons, l’interlocution devient égalitaire (du moins beaucoup plus qu’à l’ordinaire).

Un mouvement émancipateur ?

Cette force de l’expérience politique porte un nom quelque peu tombé en désuétude : l’émancipation. Toutes les personnes qui s’engagent dans un mouvement ne connaîtront pas nécessairement cette vertu émancipatrice, loin s’en faut.

Mais certains sans-papiers ont bel et bien affirmé qu’eux aussi avaient une parole légitime. Autrement dit, que leur raison valait au mois autant que celle de la parole dominante, de la logique policière. Les sans-papiers ont pu mettre en récit leur condition d’existence, ont pu construire, grâce notamment au temps de la grève, une réflexivité. Dès lors, nous n’avons plus affaire à des sans-papiers, des « sans-voix », mais bien à des individus riches d’expériences et de vécus.

Ainsi, par cette réappropriation de la parole, les sans-papiers se constituent en tant que sujets politiques autonomes.

Evidemment, encore faut-il que cette question de l’émancipation soit comprise et entendue par tous les acteurs. Le fait que le lancement de nouvelles grèves dépende de l’accord des syndicats place ceux-ci dans une position ambiguë : ils ne sont pas simples soutiens dans la mesure où ils sont au cœur de la plupart des processus décisionnels. Se pose alors, encore et différemment, la question de l’autonomie de la lutte. Vaste question, sur laquelle je ne m’étendrai pas, mais on pourra en discuter (cela interroge les pratiques des soutiens, les formes de paternalisme, condescendance, parfois des rapports « néo-coloniaux », etc.).

L’action collective est cette faculté de mise à distance d’une condition, une « extériorité à soi du social », un « hors-de-soi » (P. Cingolani, La République, les sociologues et la question politique, La Dispute, Paris, 2003) à la fois affectif (le refus, la rage ou le désespoir), tactique (les pratiques d’échappée au pouvoir, toutes ces formes d’évitement de la domination, jusqu’à l’engagement collectif) et discursif (la construction d’un argumentaire politique, une réflexivité quant à sa propre condition), qui permet d’articuler ce que vivent individuellement les sans-papiers à un discours politique autour de la justice, des droits de l’homme, de la légitimité conférée par le travail, des rapports Nord/Sud, de la dénonciation d’un esclavage moderne, etc.

Daniel